Indétermination politique

 Indétermination politique


La vie politique tunisienne passe d’une indétermination politique à une autre. Un manque de clarté du jeu politique altère les perspectives politiques majeures. 


On pensait clôturer la transition après l’adoption de la Constitution en début 2014 ou après le déroulement des élections législatives et présidentielles en fin 2014. Force est de constater que les choix politiques des uns et des autres, des partis, de l’UGTT, du gouvernement et du parlement ne se laissent pas encore saisir d’un simple trait. Une nébuleuse surplombe encore le panorama politique tunisien, alors même que les échéances municipales, et aussi législatives, approchent à pas de géant.


Certes, les municipales ne sont pas, à proprement parler, considérées en temps normal, comme des élections politiques à caractère national. Ce sont des élections locales ayant surtout des incidences locales. Les rapports de force politiques (majorité-opposition) et la représentation nationale s’investissent essentiellement au parlement. Mais, dans le contexte tunisien, les municipales revêtiront aussi des aspects politiques non négligeables. D’abord, la Tunisie est sans pouvoir municipal légal et légitime depuis la révolution en 2011, date à laquelle beaucoup de conseils municipaux élus à l’époque de Ben Ali ont été dissous et remplacés par des « délégations spéciales ». Or, les dégâts environnementaux qui traînent dans l’ensemble du pays, sont devenus à eux seuls des questions politiques. Ensuite, le déclin du parti majoritaire Nida Tounès, sur le plan numérique au parlement (scissions et démissions) et sur le plan du rayonnement politique (impopularité de son chef actuel et implication de certains députés dans l’affaire Jarraya),ainsi que l’éclatement des autres partis et les multiples alliances partisanes incertaines annoncées quasi-quotidiennement, vont sans doute donner les coudées franches à Ennahdha pour tenter de percer aux municipales, et aux législatives.


Il y a eu création en 2016 de 85 nouvelles communes complétant la couverture intégrale du territoire, conformément aux nouvelles dispositions de la Constitution. Au total, la Tunisie compte aujourd’hui 350 municipalités dont les conseils municipaux seront élus le 17 décembre prochain. Or, à ce jour, Ennahdha, mouvement structuré et discipliné, semble être le mieux outillé pour une éventuelle percée municipale. Beaucoup de nouvelles communes seront installées dans les régions du sud et de l’ouest, fiefs d’Ennahdha. Ce parti travaille d’ailleurs paisiblement, loin des lumières, depuis plusieurs mois déjà, sur les élections municipales. Lui, au moins, n’ignore pas qu’il lui faut trouver environ 8000 militants pour les présenter dans ses listes dans les 350 communes du pays. Il saura les trouver pour fonder de nouvelles communes « halal », fut-ce en exploitant le « personnel » ou les « clients » des mosquées.


Nida n’a toujours pas fait de congrès constitutif. Le fils du Président, Hafedh Caïd Essebsi, politiquement de plus en plus déterminé, gagne à laisser le parti dans l’indétermination totale. Sa présence physique semble tenir lieu pour l’instant de seul « congrès » constitutif du parti. Il est à la fois l’héritier du parti, le bureau politique, le comité exécutif, le conseil supérieur de compétences (nouvelle structure), le congrès, et même la commission de discipline. C’est lui qui recrute et qui congédie. L’opinion ne le connait pas, c’est un homme secret, d’appareil. Pour limiter les effets des dissidents et des « tièdes » de son parti et des autres partis alliés à l’accord de Carthage, il jette son dévolu sur Ennahdha. Désormais, tous les deux sont plus que partenaires au gouvernement d’union nationale, ils sont de plus en plus alliés. Ennahdha est son meilleur protecteur, surtout contre le chef du gouvernement en vogue. Il ne serait pas étonnant qu’il décide de faire liste commune avec Ennahdha. Celle-ci, sans état d’âme, comme son leader, prend les choses comme elles viennent, pour avancer, tout en surfant sur les vagues. Hafedh Caïd Essebsi pousse ses hommes à lui, de type Borhane Bessaies, Toubal, Chouket, moyennant quelques concessions à Ennahdha. Le fils est-il prêt à « tuer » politiquement le « père » pour hériter de la « patente » politico-familiale ? Aura-t-il l’audace de restreindre l’alliance de Nida avec la seule Ennahdha, quitte à abandonner les autres partenaires mineurs, qui pourront après les municipales, ou même avant, être déçus par le nouveau type de partenariat, trop voyant, entre Nida et Ennahdha? Saura-t-il un jour qu’il est nécessaire de se faire adouber, d’abord à la tête de son parti, dans un congrès constitutif, aux yeux de tous, pour avoir une légitimité partisane, avant de postuler plus loin pour des élections politiques ? Dans son cas, qui ne peut le moins, ne peut le plus.


L’UGTT est aussi une autre inconnue. A vrai dire, elle l’a toujours été. Même les initiés s’y perdent. Elle ne joue d’habitude que son propre jeu. Elle ne s’alliera probablement pas avec un Nida jouant au tête à tête avec Ennahdha. Elle préfère se fondre dans un cercle élargi de partenaires, s’appuyer sur les uns contre les autres, garder un œil sur la question de la légitimité syndicale et lorgner sur l’opinion. Elle appuie pour l’instant la lutte contre la corruption menée par le chef du gouvernement. Une lutte qui, si elle n’est pas appréciée par les troupes d’Essebsi fils, est soutenue par les militants syndicalistes.


Le chef du gouvernement Youssef Chahed ne manque pas, malgré son investissement personnel, de rendre encore plus indéterminée la vie politique, actuelle et future. Sa popularité, grandissante à travers ses batailles livrées contre la corruption, pourra lui jouer paradoxalement de mauvais tours sur le plan politique. Même issu du parti majoritaire Nida Tounès, il n’en est pas moins démuni. L’entourage politico-parlementaire du directeur exécutif ne le soutient pas, à supposer qu’il l’ait jamais soutenu jusque-là. Les échos positifs du chef de gouvernement, sans doute le plus populaire de cette transition trouble, rejaillit négativement sur le directeur exécutif de Nida et lui fait de l’ombre. Autant Essebsi fils est impopulaire auprès de l’opinion, autant le chef de gouvernement ne laisse pas indifférent la foule. Quand on s’attaque de pied ferme à la corruption, c’est qu’on n’a rien à se reprocher, doit penser l’opinion à propos à son sujet. Cette opinion, qui a appelé vainement à la moralisation de la vie politique depuis la Révolution, commence aujourd’hui à se faire entendre et à entrevoir quelques lueurs d’espoir. Des voix s’élèvent même pour soutenir le chef du gouvernement, les uns par des pétitions, les autres par des propositions de création d’un nouveau parti accompagnant ce mouvement d’opinion.


Or, c’est là où se situe justement le dilemme. Ce qui fait la crédibilité de Youssef Chahed dans sa lutte contre la corruption, c’est qu’il est au-dessus des partis. Il représente l’institution gouvernementale, qui elle-même incarne l’Etat. C’est cette distance qui renforcera ses chances d’attraper dans ses filets tous les corrompus éventuels, de quelque parti que ce soit, sans être taxé de partisan. Mais, d’un autre côté, si Youssef Chahed ne crée pas de parti politique, sa lutte contre la corruption et pour la moralisation de la vie publique risquerait d’être vaine. Il aura besoin d’un parti, d’une structure, d’un mouvement d’opinion qui puisse le soutenir dans son action.  A Nida, on ne le laissera pas jouer les premiers rôles, ni la maîtrise du gouvernement.


Sans parti, Chahed continuera à recevoir des coups de son propre parti et des autres, sans pouvoir en donner à son tour. Nida et Ennahdha ne lui faciliteront pas la tâche, il le sait fort bien. Au fond, plus Hafedh Caïd Essebsi et son entourage dénigrent ses choix et les ministres de son gouvernement, plus l’opinion a tendance à accueillir le chef du gouvernement avec bienveillance.


Sans parti, il restera isolé, même en comptant sur l’appui indéfectible du président de la République, qui l’a propulsé sur le devant de la scène, et sur celui de l’opinion. Il sera politiquement inexistant. Représenter l’Etat, soit. Mais, quand viendra l’heure de vérité politique, il n’aura aucun impact. Si jamais il décroche de l’Etat, il pourra au moins se redresser dans un parti et accompagner ce mouvement d’opinion favorable, qui nous rappelle celui qu’ont connu les Tunisiens avec Nida et Béji Caïd Essebsi en 2012, quand il fallait trouver un appui moderniste pour contrer les islamistes.


Sans parti, tout cet écho favorable, rassemblant les Tunisiens dans une convivialité retrouvée contre la corruption, restera sans âme, sans forme politique. Sans parti enfin, il renforcera les chances d’Ennahdha de gouverner après 2019.


Il faudra lever cette indétermination et introduire une clarté positive dans le combat politique, le vrai combat, pas seulement celui de la lutte contre la corruption.


Hatem M'rad