Point de vue – Tunisie. Incertitude
L’incertitude générale tunisienne est entretenue par l’erreur politique, sa nourricière en chef, et l’obstination d’un homme, son déclencheur.
Tout le monde se demande en Tunisie , « comment va se terminer cette histoire ? » aussi anormale que gênante, « comment peut-on s’en sortir ? », « peut-on voir le bout du tunnel ? », « quelle alternative ? ». On s’en inquiète très sérieusement d’autant plus que le niveau de vie général se détériore à une grande vitesse, tout comme le niveau politique. Le baromètre de la confiance générale en un homme et en les « nouvelles » institutions, est au plus bas. Après tout, et malgré ses incertitudes et ses dérives, la révolution a été une libération. Alors que, malgré ses certitudes, affichées orgueilleusement, le coup d’Etat de Saied jette les Tunisiens dans l’incertitude politique et institutionnelle la plus obscure depuis plus d’un demi-siècle. Elle les jette dans des risques économiques et sociaux, aggravés par rapport à 2019. Les risques de nouveaux bouleversements dramatiques pointent ainsi à l’horizon. Le droit et la liberté n’ayant plus de fait le dernier mot.
Un président aventurier, sans de sérieuses perspectives, a pris de graves risques institutionnels, en isolant la Tunisie de tous côtés, de l’intérieur comme de l’extérieur, en finissant par s’isoler lui-même dans sa tour d’ivoire. Si la politique est action, dynamisme et énergie, elle se fait en réalité à partir d’un bureau rectangulaire de Carthage, par des entrevues officielles sans effet aucun sur le sort du pays et sur l’esprit des Tunisiens, qui vivent, eux, aujourd’hui dans une autre planète que celle du président : celle de la survie. Si la politique se fait encore avec les autres, avec tous, ou au moins avec une majorité, le président a la prouesse de la faire avec lui-même. Il n’a confiance qu’en lui-même, parce qu’il n’ignore pas qu’il n’inspire plus confiance aux Tunisiens. Il ne semble pas se concerter vraiment avec ses collaborateurs et les ministres du gouvernement qu’il convoque au Palais, il ne les écoute pas. Les communiqués officiels iconoclastes de la présidence, ainsi que les élucubrations du Journal Officiel nous renseignent qu’il semble surtout dicter à ses collaborateurs des consignes improvisées et des choix hyper-personnels, dénotant des humeurs changeantes et irascibles d’un homme aux abois. Le langage des sourds envahit la stratosphère étatique entière. Et le pays continue de tourner en rond depuis le coup d’Etat du 25 juillet 2021. Comme par miracle.
La misère s’aggrave, les entreprises étrangères mettent les unes après les autres les clefs sous la porte. Les « solutions » politiques, pour peu qu’on les appelle encore des « solutions », enveniment la situation économique et sociale, et inversement, la situation économique et sociale déstabilise à son tour la situation politique. C’est le cercle carré. La sur-taxation issue de la nouvelle loi de finance touche de plein fouet les entreprises nationales et étrangères. La corruption de la bureaucratie, obstacle à la libre entreprise, n’a pas été résolue. Plus personne n’a confiance en l’économie tunisienne et donc dans le système politique entier. Or, l’économie est une question de confiance. Ce sont des rapports psychologiques (discours et action politiques) qui provoquent des rapports économiques (dynamisme des entrepreneurs). L’incertitude plane par ricochet sur tout le monde : citoyens, acteurs, entreprises, partis, syndicats, élections, institutions, élections, entreprises, Etats, FMI, instances internationales. Le pays est en arrêt de mort, en quasi-faillite politico-économico-sociale. Le président croit détenir la solution miracle, persuadé d’avoir une mission sacrée à réaliser pour sauver un pays en détresse. Tous les autres « sujets », groupes et lobbies, islamistes ou laïcs, démocrates et modernistes complotent « inéluctablement » contre lui. Ils ne veulent pas lui laisser l’occasion de « purifier » le pays du mal qui l’étouffe. Ils sont condamnés d’avance pour « malhonnêteté » aggravée. La politique du président ne se fait plus avec les Tunisiens, mais contre les Tunisiens, ravalés au statut d’ennemis ou de belligérants, comme s’ils étaient en guerre avec leur président « élu ».
Les pouvoirs sont confisqués, bien que le président n’ait de pouvoir sur rien. Plus personne ne le soutient. Même ses partisans de la première heure le délaissent sans scrupules les uns après les autres. Il pensait au départ, comme ses partisans, que la concentration de pouvoirs ne toucherait pas la liberté, mais les observateurs avertis n’ont cessé de rappeler qu’à force de concentration de pouvoir, on finirait par vider les libertés de leur substance. Que si vous cumulez l’exécutif, le législatif et la justice, et en l’absence d’une cour constitutionnelle, les citoyens n’ont plus de recours à l’un d’entre eux en cas d’abus des autres pouvoirs. Hypothèse d’école même du fameux baron de la Brède. Entamer « des » libertés parcellaires finit par offusquer « La » liberté dans toute sa majesté. Tous les acquis de la révolution sur le plan juridique et politique sont en train de se diluer. On en est venu à harceler et à emprisonner, à la suite des anciens hommes politiques et des juges, des avocats, des journalistes, et demain ce sera le tour des écrivains, des artistes, des poètes, des associatifs, des bénévoles humanitaires, des enseignants, des étudiants, voire de toutes les activités de l’esprit. Et le président semble se réjouir d’être aussi menaçant pour tous. Le besoin paranoïaque de certitude d’un homme s’est déjà transformé en incertitude générale et réelle pour tous.
Au lieu de limiter l’incertitude de la jeune démocratie tunisienne, avec ses excès et défauts, surmontables, somme toute, par l’écoulement du temps, ou au lieu de la limiter comme dans toute démocratie, aux échéances électorales, signe démocratique de renouvellement politique – incertitude en l’espèce inévitable, et souhaitable même dans un Etat soucieux de démocratie et de libre choix citoyen – on établit une incertitude généralisée par la quête de certitude politique elle-même, signifiant inépuisablement stabilité dans l’esprit des dictateurs, potentiels ou réels.
Le jeu politique » saiedien fabrique désormais, et paradoxalement, les incertitudes au lieu de les réduire, comme est censé l’y inviter son statut. Mais il lui est difficile de réduire ces incertitudes après le coup de force du 25 juillet, violant la constitution et la loi, supprimant arbitrairement toutes les institutions de l’Etat. Comme si la Tunisie n’appartenait plus aux Tunisiens eux-mêmes, mais à un seul homme démolissant leurs droits acquis, et voulant tourner la page d’une révolution qu’il n’a jamais pu digérer, parce que ne rentrant pas dans les catégories de l’esprit rectiligne du « locataire-propriétaire » du pouvoir. Anton Brender, un économiste, disait récemment : « Les erreurs politiques restent la plus grande menace pour la croissance mondiale en 2019 et au-delà ». Il ne croyait pas si bien dire. Les faits lui donnent raison. Il faudrait ajouter qu’un des problèmes suprêmes de la politique, et même de l’histoire, c’est l’incertitude. Et l’incertitude politique est sans doute la mère de toutes les autres.
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