Inaltérable morale de groupe

 Inaltérable morale de groupe

Illustration / Science Photo Library / AFP


A l’époque du régime autoritaire, le Tunisien était assujetti à la fois à l’autorité du pouvoir, habituellement abusive et tentaculaire, et à la morale du groupe social, toujours apte à définir le périmètre de la tradition, des standards culturels, du comportement conventionnel et de l’obéissance publique, le tout surplombé par le cadre religieux. Aujourd’hui, après une révolution dite « de la liberté et de la dignité », il n’est plus assujetti qu’à la seule autorité de la morale de groupe. Une morale bien plus pernicieuse. Belle avancée.


Une morale de groupe défendue et surveillée par tous, par l’autorité politique par les juges, par les policiers, transfigurés en défenseurs de l’ordre public et des libertés tout autant que de l’ordre religieux et moral, sans savoir où commence l’un et où finit l’autre. Même ceux qui n’ont aucun titre à défendre le groupe, c’est-à-dire « Monsieur tout le monde », peuvent le faire impunément en public, dans la rue ou ailleurs, en faisant des remarques plus que désobligeantes aux femmes, pour les inciter à mettre le hijab, cacher leurs seins ou leurs jambes, enlever leur décolleté ou en censurant moralement les buveurs de vin ou en défendant aux filles et femmes de trainer dans la rue le soir. Et ce ne sont pas seulement les quartiers populaires qui sont concernés par cette morale de groupe. Une fille rentrant seule tard le soir est une « pute », un homme qui a pris à peine un verre de vin ou une bière ou qui sent l’alcool est un être blâmable, immoral, voire inhumain, qui a commis un crime de lèse-religion. Ils doivent être jetés à l’opprobre par les soldats de bonne moralité. Au moins en Arabie Saoudite, on est moins hypocrite à ce sujet. Ils ont une véritable police religieuse, bien institutionnalisée et enracinée, qui agit au grand jour. En Tunisie, elle est déguisée.


On ne le dira jamais assez, la société arabe et musulmane ne reconnaît pas l’individu. Le sujet, en tant qu’entité unique et singulière n’a pas sa place dans la communauté, qui privilégie toujours, directement ou indirectement, de manière franche ou hypocrite, le clan, la tribu, la famille, le groupe, soudé par une morale religieuse autoritaire. Comme le dit si bien Tahar Jelloun ; « cet individu est une idée, pas une personne ». Les déclarations constitutionnelles abstraites ou formelles peuvent certes reconnaître les droits et libertés individuels; mais, ces mêmes déclarations s’arrangent, elles aussi, de manière bifurquée, d’apporter réserves et limites, quand cela touche à l’essentiel : la morale identitaire  et islamique du groupe. Comme pour la question de l’égalité entre hommes et femmes ou celle des libertés.


L’individu n’a pas d’existence propre dans le legs culturel et musulman, pas de subjectivité, pas de moi à faire valoir par rapport à la masse des « juges » de bonne moralité. A fortiori pour les femmes, ces êtres diaboliques, intellectuellement handicapées, purs objets sexuels. L’individu, à supposer qu’il existe, est lié au groupe par un acte de solidarité, comme l’a bien vu Ibn Khaldoun à travers ses développements sur la « ‘assabiyya », cet esprit de corps et de clan, toujours vivace dans la culture arabe, même à des degrés divers, sous une fausse modernité.


Dans la Tunisie du printemps arabe, être haineux ou proférer des insultes et des agressions de type moral ou physique, dans la rue ou dans les réseaux sociaux, vous donne presque des droits, et peut en cas de procès vous faire bénéficier de la clémence des juges, moralement solidaires au groupe. Mais aimer, être amoureux, ou même sans être amoureux, s’embrasser en voiture avec votre amie, épouse ou copine, même loin du monde, vous mène droit en prison, pour soi-disant « trouble à l’ordre public ». C’est ce qui vient d’arriver ces jours-ci à un couple, un Franco-Algérien et une Tunisienne, à la sortie d’une discothèque le soir dans la banlieue de Tunis aux environs de Gammarth. Ce couple a fait l’objet d’une intervention de policiers, alors qu’ils s’embrassaient en voiture vers une heure du matin après avoir bu quelques bières. Les policiers ont demandé à vérifier leurs papiers, puis, quelques minutes après, ils les ont invités à partir. C’est alors que le ton est monté entre le Franco-Algérien et la police, parce qu’il a osé leur demander, à juste titre d’ailleurs, de consacrer leurs efforts aux terroristes et criminels plutôt qu’aux gens ordinaires. On fait alors signer au couple un procès-verbal en arabe, incompréhensible pour l’ami. Puis, la procédure judiciaire se met en branle : comparution devant un substitut du procureur, prison. On leur colle l’accusation d’outrage à fonctionnaire en exercice, état d’ébriété, acte sexuel en public, consommation d’alcool, trouble à l’ordre public. Tous les ingrédients de la morale de groupe islamique.


Il faut croire que les pays arabes sont psychiquement perturbés, leurs juges et policiers aussi. L’Etat, au-delà des formations et initiations de base des policiers, ne leur a toujours pas appris l’éthique de la sécurité : défendre les libertés en sécurisant les citoyens ou l’inverse. Les policiers, pour la plupart provenant des milieux populaires, sont viscéralement immergés dans la morale de groupe et dans la tradition, même s’ils chassent par ailleurs les terroristes jihadistes. Il faudrait faire la psychanalyse des policiers. Quand ils procèdent à des vérifications d’identité d’un couple en voiture, le soir notamment, ils sont d’abord dans leur for intérieur envahis par la suspicion de moralité ou par la perception des mauvaises mœurs. Ce n’est que par la suite qu’il reviendra à la raison et qu’il finira, difficilement, il est vrai, par penser sécurité ou règles de droit. D’ailleurs, en interpellant un couple en voiture, les policiers ont principalement en vue le fait qu’une fille ou une femme, objet de honte, s’y trouve à l’intérieur. La fille tunisienne d’ailleurs, si elle a obtempéré aux policiers en montrant aussitôt ses papiers, contrairement à son ami rebelle, vivant en France, c’est parce qu’elle a l’habitude de voir la société arabo-musulmane bannir d’abord le comportement des femmes dans l’interpellation d’un couple. C’est dans l’inconscient d’un peuple. Le comportement des policiers atteste que leur apprentissage de la culture de liberté fait encore défaut, et ils ne sont malheureusement pas les seuls. Rien qu’à voir leur attitude sur la route : cigarette dans une main, café dans une autre, irrespect envers les conducteurs, drague des femmes seules en voiture (pour passer le temps), familiarité et plaisanterie avec les chauffeurs amis. Attitude peu digne d’un agent représentant l’Etat, sans doute l’agent public le plus visible.


Quant aux juges, certains d’entre eux, comme le prouve ce fait « divers », qui n’en est pas un, ne savent pas encore établir une hiérarchie des valeurs. Ils ne savent pas qu’au-delà des textes à appliquer, il y a le sens de la mesure, de la proportionnalité. Beaucoup d’entre eux, comme le prouvent plusieurs affaires relatives à la morale et aux libertés depuis la révolution, sont des islamistes déguisés, en mission de salubrité publique, qui n’ont pas été élevés à la culture de la liberté et de l’Etat du droit, mais à la culture du péché, de la honte, du respect de la tradition et de la crainte de Dieu. Les libertés individuelles ne sont pour eux qu’un sacrilège et une forme d’occidentalisation des mœurs. Ils sont alors toujours prêts à sacrifier les libertés au nom de « leur » morale de groupe, ou de l’idéologie religieuse à laquelle ils adhérent. Il s’agit d’abord de protéger le groupe au nom de la Tradition, comme le font à leurs manières les exégètes de l’ordre islamique. Immutabilité du dogme et discipline de groupe vont ensemble. Sans doute, la révolution n’est pas passée par là. La norme sociale l’emporte encore sur la norme démocratique. C’est la « ‘assabiyya » khaldounienne.


Ce fait divers est en fait un fait social majeur, non dépourvu d’implications politiques. En terre arabo-musulmane, la démocratie a du mal à se construire pour l’individu ou contre la morale de groupe. Ce sont des limites morales à la démocratie. Le citoyen est toujours beaucoup plus membre de la communauté qu’un être à part. Il a plus de devoirs (envers le groupe et la tradition) que de droits. Il ne peut faire son propre bonheur, le groupe le fera pour lui. Et il doit s’en contenter. A la limite, la personne est une chose dans le monde arabe, comme un meuble, une table ou une chaise, qu’on peut caser, déplacer, plier ou retirer à volonté, et où seul compte le décor général.


Hatem M'rad