Tunisie – Hétéro-candidatures et pluralisme surveillé
La réforme précipitée et illégitime du code électoral ne s’harmonise pas avec les choix démocratiques de la Tunisie. Il s’agit d’un gouvernement juge et partie qui tente d’écarter maladroitement ses rivaux potentiels.
On se souvient de l’ère autoritaire, durant laquelle le pouvoir politique faisait la pluie et le beau temps en matière de candidature aux élections présidentielles et législatives. Si Bourguiba n’admettait aucune candidature concurrente, Ben Ali est passé maître en matière de distillation de candidature. Il a même fait une réforme constitutionnelle transitoire pour écarter ses opposants les plus résolus. Cette réforme, valable aux seules élections présidentielles de 1999, prévoyait que seul le premier responsable d’un parti politique légal pouvait se porter candidat, à condition d’exercer ses fonctions depuis au moins cinq ans au moment du dépôt officiel de la candidature (cela excluait Ismaïl Boulehya, à la tête du MDS depuis deux ans seulement) ; que le candidat devait être âgé de moins de 70 ans (cela excluait Mohamed Harmel) ; et être à la tête d’une formation politique représentée à la chambre par au moins un député (Mounir El Béji et Néjib Chebbi n’avaient pas de députés au parlement). Seuls Mohamed Belhaj Amor et Abderrahmane Tlili, qui avaient la faveur du prince, échappaient à l’exclusion.
On se souvient encore du début de la transition, lorsque le cheikh Ghannouchi et les islamistes voulaient imposer à l’ANC dans la nouvelle Constitution une limite d’âge de 75 ans aux candidats aux présidentielles, pour écarter la candidature menaçante de Béji Caïd Essebsi, qui était à ce moment-là à son 86e printemps et qui avait la faveur de l’opinion. Ennahdha s’est par la suite ravisée devant la pression de Nida Tounès et des partisans d’Essebsi.
Mais, les réflexes autoritaires ont encore la dent dure, en dépit du processus démocratique. La Tunisie a-t-elle aujourd’hui la nostalgie du passé autoritaire où l’hétéro-candidature se substituait sans vergogne à l’auto-candidature, où les candidats devaient être parrainés par le chef de l’Etat en personne avant d’être parrainés selon les exigences de la loi ?
Il faut le croire, puisqu’une modification du code électoral a été opérée précipitamment par le gouvernement quatre moins avant les élections, juste pour bloquer les candidatures de Nabil Karoui, le patron de la chaine de TV «Nesma », de Olfa Terras du mouvement « Aich Tounsi », de Abir Moussi et son « Parti Destourien Libre » et de Kais Saïd. Tous revigorés par un sondage d’opinion récent de Sigma-Conseil/ Le Maghreb(et d’autres sondages) les plaçant aux premières loges dans les intentions de vote. Nabil Karoui se retrouve en première position aux présidentielles avec 23,8% et également aux législatives pour son parti supposé, inexistant encore, avec 23,8% ; Kais Said, se retrouve deuxième aux présidentielles avec 23,2% ; Abir Moussi troisième aux présidentielles avec 10,8% et également aux législatives avec 11,3% ; et le mouvement associatif « AïchTounsi », bien placé encore aux législatives (6e position). Tandis que le même sondage ne place le chef du gouvernement Youssef Chahed, qui se prépare de manière grandiloquente aux présidentielles, qu’à une maigre quatrième place aux présidentielles (7,4%) et une autre quatrième place aux législatives pour son parti « Tahya Tounès » (8,6%), juste derrière la représentante de l’ancien régime Abir Moussi. Crime de lèse-majesté.
Il est vrai que chaque nouvelle condition électorale en matière de candidature heurte un de ces concurrents cités plus haut, menaçant davantage l’ambition du chef de gouvernement que la démocratie elle-même. Puisque les défauts de ces candidatures auraient pu être soignés précédemment et en temps voulu par la démocratie et non par le couperet du roi. L’annulation de la candidature de ceux qui font l’apologie de la dictature touche en effet directement Abir Moussi et le Parti Destourien Libre, son parti, qui font l’apologie du passé autoritaire, de Bourguiba et de Ben Ali, de la stabilité sociale, économique et sécuritaire qui prévalaient à l’époque. La nécessité de présenter un Bulletin n°3 vierge pour les candidats aux législatives, et en outre pour les présidentielles, le quitus fiscal et la déclaration sur le patrimoine de l’année précédant la candidature, ainsi que la clause se rapportant à l’annulation de candidature pour ceux qui ont commis ou tiré profit d’actes illicites pour les partis politiques, ainsi que de la publicité politique au cours de l’année qui a précédé les élections législatives et présidentielles, s’adressent spécialement à Nabil Karoui, le politico-caritato-publicitaire redevable de grosses sommes d’argent aux services du fisc, ainsi qu’à Olfa Terras-Rambourg qui a déjà investi dans des projets divers en Tunisie, et qui brasse beaucoup d’argent en provenance de l’étranger. Enfin, la question du rejet de la candidature de ceux qui tiennent un discours qui ne respecte pas le régime démocratique, les principes de la Constitution ou violant les droits de l’homme, s’adresse au constitutionnaliste et indépendant Kais Saïd qui n’a jamais caché son attachement à la lecture littérale du Coran à propos de l’inégalité entre les hommes et les femmes en matière d’héritage, qui est favorable à la peine de mort, et qui, curieusement, une fois élu, s’engagerait à supprimer les élections législatives, pourtant base de la démocratie et de la souveraineté du peuple, au profit des élections locales.
En transition démocratique, comme dans le passé autoritaire, la réforme du code électoral opérée quelques mois avant les élections, se transmue inévitablement en moyen de renforcement du pouvoir en place, entre les mains du chef du gouvernement, lui-même candidat. Celui-ci, comme dans le passé autoritaire, est juge et partie. Il fait des textes politiques sur mesure, la sienne. Il écarte ses adversaires potentiels, les plus redoutables, et préserve les droits des seuls petits partis ou des seuls candidats présidentiels non menaçants. Il voulait aussi, en passant, régler de vieux comptes. Ben Ali a fait la même chose, on l’a vu, et les islamistes ont des précédents.
Les démocraties, jeunes ou vieilles, sont attachées au principe de droit d’éligibilité, dont le principe d’égalité des candidatures durant la campagne électorale et durant toute l’opération électorale jusqu’à la proclamation des résultats en est la conséquence. Mais encore, toutes les candidatures ont droit à un égal traitement de la part des autorités publiques. Conventions internationales, recommandations d’organisations internationales, comme la Commission de Venise, diverses Constitutions étrangères, y compris la tunisienne, lois, codes électoraux, tribunaux et cours constitutionnelles corroborent ces principes un peu partout dans les nations démocratiques. La démocratie est un apprentissage censé se faire selon les règles de droit. Lisons la Constitution portugaise qui a inspiré, semble-t-il, les constituants à l’ANC dans certains domaines. Il y est dit que : « Les titulaires des organes politiques et les agents de l’Etat et des entités publiques doivent, dans l’exercice de leurs fonctions, maintenir une rigoureuse neutralité devant les diverses candidatures. En aucun cas ces agents, dans l’exercice de leurs fonctions, ne pourront intervenir directement ou indirectement dans le déroulement des campagnes électorales, ni pratiquer des actes qui pourraient d’une quelconque façon favoriser une candidature ou nuire au processus électoral en concourant eux-mêmes aux élections ». On aurait dit, une disposition faite sur mesure contre la réforme du gouvernement Chahed. Plus qu’une règle de droit, ce principe est une règle d’éthique politique. Mieux encore, la Constitution brésilienne va jusqu’à exiger que les candidats à l’élection présidentielle abandonnent leurs fonctions publiques qu’ils occupent six mois avant les élections.
Non contents d’être au pouvoir, d’être déjà juges et parties quand, avant les élections, eux et leurs ministres font un déploiement incroyable d’interventions publiques calculées (inaugurations d’établissements et d’autoroutes, travaux publics, créations d’écoles et d’hôpitaux, etc.), il faut encore que les gouvernants et les partis au pouvoir charcutent le code électoral en leur faveur, avec la complicité des alliés islamistes, juste avant les élections, pour décider à l’avance de la souveraineté du peuple avant la souveraineté du peuple. On est un peu dans le cadre de « l’élection trahison » ou de « l’élection, piège à cons » de Sartre. On est encore dans le « multipartisme d’Etat » (Mohamed Ali Ben Mehdi, 2002), ou dans le pluralisme surveillé. Des pratiques des temps reculés.
La réforme-restriction du code électoral est-elle nécessaire aujourd’hui à la démocratie tunisienne ?
Non, car d’une part, cette réforme tardive et précipitée est venue justifier l’inaction du gouvernement en matière de lutte contre la corruption et les irrégularités fiscales. L’alliance Nida-Ennahdha n’aurait pas dû justifier, dès 2014, l’inapplication de la loi contre Nabil Karoui (et d’autres barons). Ce dernier n’a cessé de défier l’Etat et les autorités depuis le début de la transition en jouant les uns contre les autres, et en se permettant de jouer au moine intéressé en toute impunité. L’Etat n’a pas sévi, c’est lui qui l’a fait. Comme au football, l’équipe qui rate beaucoup d’occasions de but finit par en encaisser.
Non, d’autre part, car en démocratie, seule l’urne doit distinguer le vrai du faux des candidats. La « réforme » électorale ne peut, comme on l’a dit, rétablir l’égalité entre les candidats. Elle a, au contraire, rétabli une inégalité viscérale entre les candidats, en faisant une discrimination politique au profit du chef du gouvernement et de ses alliés islamistes, et en choisissant entre les candidats à la place des électeurs. Le gouvernement actuel a mal agi contre les différentes violations de la loi, malgré certains efforts, depuis 2016, il a sur-agi maladroitement aujourd’hui contre eux. Cette réforme improvisée crée du désordre, elle ne clarifie pas les choix démocratiques de la Tunisie.