Tunisie – Héritage inique et Démocratie égalitaire

 Tunisie – Héritage inique et Démocratie égalitaire

Près de 2000 personnes ont manifesté samedi 10 mars à Tunis pour réclamer l’égalité dans l’héritage entre hommes et femmes. FETHI BELAID / AFP


Tout se tient dans l’organisation des sociétés modernes, c’est-à-dire non théocratiques et non traditionnelles, et à plus forte raison dans une démocratie, même en transition. On ne peut circonscrire la discrimination et l’injustice dans une sphère déterminée, localisée, sans détruire l’ensemble de l’édifice démocratique total que la société s’évertue à construire. En démocratie, si on est injuste envers une personne, un homme, une femme, ou un groupe, on est injuste envers tous. Une inégalité partielle équivaut à une inégalité totale.


A la suite d’une Révolution civile, la Tunisie est devenue constitutionnellement et explicitement un Etat civil. La Constitution maintient certes le caractère arabe et musulman de l’Etat, mais cela ne conduit pas pour autant à l’instauration d’un régime de type théocratique, califal, islamiste ou à l’application d’une quelconque règle de la chariâ. Constitution séculière et Droit soutiennent le principe de l’égalité entre les individus, entre les hommes et les femmes, entre les partis, entre les groupes sociaux, entre les associations, entre les syndicats, à l’école, dans le vote. Egalité dans l’espace public comme dans l’espace privé. Nul privilège quelconque de type « aristocratique » dans un monde qui a changé de civilisation, à « l’Age positiviste », à l’âge  de l’égalité, de la liberté, de la dignité, notamment après la chute de la dictature.


Outre que l’injustice livre les hommes à la cruauté, à la corruption et au vice, les droits individuels ne peuvent s’opposer, se contredire au point de s’annihiler réciproquement. Les questions de droit risquent de devenir objets de conflits et de violence, alors même que le droit est établi justement pour trancher les conflits, établir la paix, l’harmonie et la justice dans la société. Les hommes se rassemblent et s’associent, disaient les théoriciens du contrat social, pour renforcer la liberté et le bonheur de tous, pas de quelques-uns au détriment des autres ou de l’ensemble. L’un ne peut être libre au prix de l’esclavage de l’autre. La lutte contre les privilèges a été la cause principale de toutes les Révolutions, sans exception. C’est l’injustice qui révolte au premier degré les peuples, parce que l’égalité est « une idée-mère », une idée-passion, une idée de révolte. Une même fonction entre hommes et femmes doit donner lieu à un même salaire et à un même statut ; un même niveau de salaire entre hommes et femmes doit entraîner une même assiette d’impôt ; les mêmes membres d’un groupe professionnel doivent être soumis au même statut, qu’ils soient hommes ou femmes ; un homme égal une voix, celui d’un homme ou celui d’une femme ; les parents sont également les tuteurs et les éducateurs de leurs enfants sans distinction.


La réunion des femmes en faveur de ce qu’elles regardent comme la vérité ou la raison est une marque de vertu, prouvant que le vice se trouve dans l’autre champ. Un vice abrité derrière un dogme charaïque suranné, devenu au fil du temps, dans l’ère moderne, pur préjugé, fétichisme et superstition.


Alors pourquoi donner deux parts d’héritage à l’homme et une part d’héritage à la femme ? Même si c’est le Coran ou la chariâ qui dispose de cette iniquité pour les besoins d’une époque, aujourd’hui révolue, ce sont en pratique des êtres humains qui vivent cette injustice dans leurs rapports sociaux réels. Quel est au fond notre plus grand Législateur ? N’est-ce pas la Raison ? L’égalité en droit est un de ses moteurs. Les individus n’obéissent à une loi que si elle incarne la Raison, rationnelle et raisonnable, expurgée des préjugés. La Raison-Loi est aussi un gage de durabilité et d’effectivité dans la société. Les êtres n’obéissent à l’injustice que sous la crainte et la terreur. Les musulmans obéissent à cette loi inique de l’héritage parce qu’ils ont toujours vécu dans la malédiction du despotisme politique depuis le 7e siècle. Des régimes tyranniques qui ont perpétué la servitude des femmes, parce que les pouvoirs et les califes devaient légitimer leur autorité en accord avec la volonté des exégètes et de la Tradition. La religion est d’un secours pour les pouvoirs, elle inspire la crainte et l’obéissance.


Ce n’est pas un hasard si, dès que la Tunisie a emprunté la voie démocratique, les femmes, déjà à moitié libérées depuis le Code de Statut personnel de Bourguiba de 1956, ont aussitôt demandé à rompre ces chaînes de l’inégalité d’héritage qui les enserrent : dernier vestige d’un privilège accordé aux hommes au détriment des femmes. Inégalité d’héritage rime avec despotisme politique, comme l’égalité d’héritage rime avec démocratie. La démocratie est une logique égalitaire. Cette logique absorbe tout, dans l’immédiat ou à l’usure. Les femmes tunisiennes sont dans le vrai lorsqu’elles réclament l’égalité dans l’héritage, l’expriment avec vigueur et le manifestent dans la rue. La réunion des femmes en faveur de ce qu’elles regardent comme la vérité ou la raison est une marque de vertu, prouvant que le vice se trouve dans l’autre champ. Un vice abrité derrière un dogme charaïque suranné, devenu au fil du temps, dans l’ère moderne, pur préjugé, fétichisme et superstition. Un ordre injustifiable par la seule Raison.


L’inégalité dans l’héritage est en fait un déshéritement qui n’ose pas dire son nom.


Pourquoi les femmes tunisiennes ou arabes du XXIe siècle, les unes plus ou moins croyantes, les autres plus ou moins libres, devraient-elles se soumettre simultanément à la loi des Mâles, et à la loi de la Religion au nom d’une Tradition érigée au 7e siècle, alors même que les autres règles charaïques et traditionnelles ont été abandonnées en Tunisie (amputation d’un membre, coups de fouets, polygamie, répudiation, apostasie)? Y a-t-il complicité entre les hommes et le bon dieu contre les femmes ? L’héritage inique n’est-il pas une autre forme de violence faite aux femmes, outre le viol, le harcèlement, le mépris, les charges domestiques, les travaux pénibles, comme au Rif ? Si inégalité de statut il devrait y avoir aujourd’hui, dans l’absurde, entre les hommes et les femmes, elle devrait être l’inverse : l’octroi de deux parts aux femmes, une part aux hommes. Une sorte de discrimination positive. La femme tunisienne est statistiquement doublement pénalisée par le chômage et par l’analphabétisme, même si elle fréquente doublement de nos jours les bancs de l’Université, même si elle a deux métiers, dehors et dedans, même si elle est socialement partout, dans la magistrature, dans la médecine, dans l’architecture, dans la politique, dans les barreaux, dans l’enseignement, dans le militantisme, dans l’agriculture, dans le sport. Mieux encore, au Rif et dans les quartiers pauvres, souvent les femmes travaillent pour leurs maris chômeurs, oisifs ou impotents, se vautrant chichas à la main dans les terrasses des cafés, dans l’attente de la bénédiction de leurs épouses.


L’inégalité dans l’héritage est en fait un déshéritement qui n’ose pas dire son nom. Que veut dire un semi-déshéritement de la femme à une époque très éloignée des Hébreux, de Koraïch, des califes, des Compagnons ou Pères de l’Eglise ? Que veut dire une sphère d’inégalité à l’ère de l’égalité ? Que veut dire une institution théocratique, distinguant entre les espèces humaines dans une République caractérisée par « la chose publique », selon que l’on soit homme ou femme ? Lorsque la partie la plus instruite et la plus progressiste d’une société (femmes et hommes) est intimement convaincue de l’absurdité des institutions qui la gouvernent, fussent-elles religieuses, il n’est plus permis de substituer le préjugé de la loi masculine à la raison égalitaire.


Un compromis laïco-islamiste consistant, comme le proposent certains, à laisser les familles choisir entre la règle inégalitaire 2/3-1/3 et la règle égalitaire moitié-moitié, est un non-sens. 


C’est dire qu’on conçoit mal un quelconque  compromis en la matière, lié au consensus laïco-islamiste, comme on le laisse entendre pour le projet de réformes des libertés individuelles, initié par le président Essebsi. Les arrangements de coalition doivent-ils concerner les libertés civiles et les droits individuels ? Faut-il distinguer là où la Constitution ne distingue pas en matière d’égalité civile ? On ne le pense pas. Un compromis laïco-islamiste consistant, comme le proposent certains, à laisser les familles choisir entre la règle inégalitaire 2/3-1/3 et la règle égalitaire moitié-moitié, est un non-sens. Il perpétue malgré tout la survivance de l’arbitraire. Chose que la révolution voulait abolir. C’est comme si on donnait le choix aux citoyens, dans une démocratie, entre l’option égalitaire civile et l’option arbitraire théocratique. La logique de cette semi-législation ne tient pas. Avoir un droit ne consiste pas pour une femme à se soumettre au pouvoir discrétionnaire du chef de famille, le père, qui peut toujours amener ses filles, par un moyen ou un autre, à concéder une double portion au profit de son frère pour le salut de Dieu ou en vertu d’un machisme millénaire. Il n’y a pas de juste milieu en la matière.


On ne laisse pas la moitié d'un pays dans l’arbitraire sous-prétexte de faire un compromis politique chancelant. L’arbitraire renforce l’arbitraire. On ne bâtit pas la modernité par la tradition. La modernité de surface est celle qui voit sortir la Tradition par une porte et rentrer par une autre. On ne conçoit pas la souveraineté d’un peuple sans la souveraineté des femmes. La notion de « peuple » relève-t-elle du sectarisme ?


Hatem M'rad