Point de vue – Tunisie. Gouverner par la haine, une stratégie ?
Le gouvernement par la haine est de plus en plus visible en Tunisie. Il est de plus en plus mis en évidence par l’isolement du pouvoir de Saied, inquiet pour sa réélection.
Le gouvernement politique par la haine peut être considéré comme un système politique, ou plutôt une méthode de gouvernance, où le dirigeant politique utilise la haine, la division, le conflit et l’inimitié comme instruments de gouvernement de l’Etat, notamment pour maintenir un pouvoir en déficit d’assurance et de légitimité. Mais la haine dont il s’agit ne se réfère pas seulement à un sentiment personnel – c’est cela son intérêt politique – mais aussi à une stratégie délibérée qui peut être institutionnalisée par des moyens tels que la persécution, la propagande, la répression, et la manipulation des groupes sociaux ou ethniques les uns contre les autres.
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Ce « modèle » de gouvernement peut provoquer une fragmentation de la société, affaiblir la cohésion sociale, susciter la méfiance et la crainte des groupes les uns vis-à-vis des autres. Il peut aussi être employé pour détourner l’attention des véritables problèmes économiques ou sociaux, en focalisant la colère du public sur des « boucs émissaires » désignés d’autorité. Il vise à jeter aux opprobres, voire au lynchage médiatique et numérique tous les « ennemis » censés être coalisés, c’est-à-dire aussi bien les démocrates, les élites, les opposants, les minorités, les corps intermédiaires (avocats, journalistes), les cosmopolites, les modernistes, les binationaux, que les militants associatifs et humanitaires, les ONG, constituant tous une menace à la préservation de l’unité nationale. Le pays étant éternellement « en péril », notion politiquement extensible.
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Tous les dirigeants arabes, tous les dictateurs, tous leurs peuples, peu imprégnés de culture démocratique, restent sensibles à la haine orchestrée, interprétée par leurs partisans, comme en Tunisie, où la haine est sur le point de s’institutionnaliser dramatiquement sur le plan à la fois gouvernemental et sociétal. Le président Saied s’autoproclame, depuis le 25 juillet, le détenteur de la vérité politique, de toute la vérité politique ; incarnant seul aussi bien le peuple mythique que le peuple sociologique, à défaut du peuple électoral. Seul il a le droit de dire qui est l’ « ami » à protéger et qui est « l’ennemi » à détester, à persécuter, à emprisonner, à jeter à l’opprobre, en diffusant à son encontre dans des discours enflammés et passionnés des messages de haine, de méfiance. La politique primaire est fondée sur le slogan : « tous ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi » et doivent être exclus. La politique responsable répondra : « ceux qui ne sont pas avec moi sont aussi mes compatriotes et ont droit à leur citoyenneté, à leur liberté et à leur pays ».
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Historiquement, de tels régimes autoritaires et totalitaires, où la manipulation de la haine et de la peur était au cœur de leur stratégie politique, ont souvent conduit à des abus de droits humains et à des actes de violence généralisée. Les dictateurs historiques, arabes compris, ont usé et abusé de ces méthodes de haine, qui ont pourtant précipité leur chute. La haine est alors une stratégie tendant au renforcement d’un pouvoir aux abois malgré les apparences, conscient d’avoir peu de chances de résoudre des crises économiques et sociales exacerbées, comme Saied en Tunisie, quand bien même il aurait confisqué tous les pouvoirs de l’Etat. Gouverner par la haine est une solution de facilité, un raccourci mettant fin aux difficultés susceptibles d’entraver la route toute balisée de l’avenir radieux.
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Mais le gouvernement par la haine ne va pas sans risques. Plusieurs difficultés entravent à l’évidence même sa route. La polarisation sociale qu’il provoque politiquement, exacerbant les tensions sociales, est une arme pouvant se retourner contre lui. La haine, une fois déclenchée, a peu d’espoir de s’atténuer. Au contraire, elle se dilate, se propage et se raffermit, surtout que la haine est productrice à son tour de contre-haine, ripostant en réaction contre la haine, avec des répercussions aussi multiples que dramatiques. Elle peut conduire à des conflits sociaux violents et à une désintégration du tissu social, faute de discours unitaire, véritablement politique, de type homogénéisant et intégrateur. On le sait fort bien, la haine propagée par le gouvernement peut encourager la radicalisation des individus et des groupes, reconduire le terrorisme, l’islamisme et la violence extrémiste. Les politiques discriminatoires peuvent servir de terreau fertile pour le recrutement par des organisations terroristes. Elles peuvent conduire à l’usure du sens de la démocratie, ô combien souhaitée, et à la violation des droits de l’homme. Ils peuvent mener des campagnes de discrimination, de persécution ou même de violence contre des groupes spécifiques, que ce soit sur la base de la race, de la religion, de l’orientation sexuelle ou d’autres caractéristiques. La haine et la division peuvent nuire à l’économie en créant un environnement d’instabilité, de méfiance et d’insécurité pour les investisseurs et les entrepreneurs. Les entreprises peuvent être réticentes à investir dans un climat de conflit social, et la productivité peut diminuer en raison des tensions et des violences. Un tel gouvernement peut également nuire aux relations avec d’autres pays. Les politiques discriminatoires et les discours haineux peuvent isoler un pays sur la scène internationale, rendre sans effet les alliances et les partenariats stratégiques, et conduire à des sanctions ou à des représailles économiques. Et c’est déjà le cas pour la Tunisie de Saied, de plus en plus isolée sur la scène internationale, inquiétant sérieusement les alliés durables de la Tunisie et les instances financières mondiales.
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En un mot, un pouvoir qui gouverne par la haine met en danger la cohésion sociale, les principes démocratiques, les droits de l’homme, la stabilité économique, et la sécurité nationale et internationale. Les conséquences de telles politiques peuvent être profondes et catastrophiques. Le risque final c’est qu’après la haine affichée de la démocratie, suivie par le gouvernement de la haine, on n’a aucune peine à mettre sur le trône la haine tout court : haine du pouvoir vis-à-vis de la société et haine de la société vis-à-vis du pouvoir.
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