Tunisie – Ghannouchi et l’auctoritas-virus

 Tunisie – Ghannouchi  et l’auctoritas-virus

Le leader du parti islamiste Ennahdha Rached Ghannouchi et président du Parlement tunisien. Yassine Gaidi / ANADOLU AGENCY


Le leader islamiste Ghannouchi est à la tête de son parti depuis près d’un demi-siècle. Son autorité est devenue de type autocratique. Les dissidences, qui n’étaient pas absentes à l’origine du mouvement, s’accélèrent à grande vitesse aujourd’hui. Un signe qui ne trompe pas.


Le leader islamiste ne pouvait pas ne pas tomber dans l’usure du pouvoir. Il est à la tête de son parti depuis au moins cinq décennies. Il était successivement le chef du groupe islamique dans la vie associative et dans la Jamaâ Al-Islamiya (1969-1970), le chef du Mouvement de la Tendance Islamique, parti clandestin, non reconnu sous la dictature (à partir de 1980), le chef du parti dans les années d’exil (après 1989), le chef du parti encore à son retour en Tunisie après la révolution (en 2011), le chef du parti au pouvoir démocratique de la constituante (après 2011), le chef du parti à l’opposition et dans la coalition gouvernementale (après 2014), encore le chef du parti après le retour d’Ennahdha au pouvoir (2019). Mieux encore, en 2019, le cheikh s’auto-couronne président du Parlement. Il abandonne toute tenue de camouflage.


Le cheikh a sans doute les reins solides pour supporter une telle longévité. Il a le mérite de survivre à l’adversité permanente et de ressusciter après ses innombrables actes de décès. Cinquante ans après, il se sent toujours d’aplomb avec une légitimité intacte à l’extérieur, mais vacillante à l’intérieur. Pour ses compagnons de route, aujourd’hui rebelles ou dissidents, il est certainement atteint par l’auctoritas-virus (sens étymologique latin du terme « autorité »). L’homme exige d’être là où il a toujours été, là où il devrait être : à la tête du parti. Il incarne l’histoire du mouvement, des « années de braise » jusqu’aux  périodes de moisson. On lui doit obéissance, respect et estime. Il doit obtenir le « césar » du mérite pour « l’ensemble de ses œuvres ». Les anciens n’ont pas son autorité ou sa légitimité, les jeunes loups doivent apprendre et patienter encore. Pour le remplacer il faudrait attendre sa disparition, tout comme les monarques. En attendant, il se contente d’une cour acquise à ses caprices.


L’historique nous donne des éclairages. Après une phase d’étude errante et chaotique dans les pays arabes et en Europe, Ghannouchi rentre au pays en 1969 et obtient un poste de professeur dans le secondaire, pour enseigner l'instruction civique et religieuse (avec le diplôme de tahsil à la Zitouna). A la même époque, Bourguiba redonne du crédit à la culture islamique. Il réhabilite l'instruction religieuse, dans l'intention de lutter contre l'orientation marxisante du mouvement syndical et universitaire, notamment après que le député Youssef Rouissi, l'ingénieur Béchir Sadiki et le professeur de philosophie Hind Chelbi, tous trois affiliés au Parti socialiste destourien (PSD), ont demandé au régime d'accorder une place plus importante à la référence islamique. Le régime lance la construction de mosquées dans les écoles et les usines. L'éducation religieuse devient une discipline à part entière dans les programmes scolaires, la consommation d'alcool est réglementée. Apparaît, dans ce contexte, l'Association pour la sauvegarde du Coran, créée par la direction du culte. On pouvait voir se côtoyer dans ces locaux prêtés par le PSD, à la fois les islamo-destouriens et les futurs dirigeants du parti islamiste, dont les principales figures sont Ghannouchi, Mourou, Hmida Ennaifer. C’est ainsi que Mourou et Ghannouchi commencent à prêcher dans les écoles secondaires, les universités et les mosquées avec un groupe de jeunes dont Habib Mokni, Salah Karker, Fadhel Beldi et Slaheddine Jourchi qui vont former la Jamâa Al-Islamiya (« Groupe islamique »).


Ghannouchi est élu président de la Jamâa Al-Islamiya en 1972. Cette association commence par organiser son congrès constitutif la même année, dans une ferme de Mornag, près de Tunis. Une quarantaine de militants prennent part à ce conclave clandestin, résolu au combat politique, formant le cercle islamiste qui sera à la base de la naissance, au début des années 1980, du Mouvement de la tendance islamique (MTI). C’est le début des persécutions du mouvement et des militants par Bourguiba qui condamne Ghannouchi en 1981 à une peine de onze ans de prison, puis le gracie en 1984. Ghannouchi est de nouveau arrêté en mars 1987 au motif d’être à la tête « d’une organisation non reconnue », et condamné à la réclusion à perpétuité la même année. Arrivé au pouvoir, Ben Ali le gracie aussitôt en mai 1988. Après les élections d’avril 1989 qui a permis à Ennahdha d’y participer dans des listes indépendantes, Ghannouchi choisit de quitter le pays avant d’être condamné par contumace à la prison à vie par le tribunal militaire de Tunis en l'été 1992 au motif de « préparation de coup d’Etat contre le régime ». Ghannouchi entre alors dans la phase d’exil jusqu’à la chute de Ben Ali. Il entre en guerre contre Ben Ali et appellera le 7 novembre « l’holocauste novembriste ». A son retour à Tunis en 2011, il déclare ne pas être candidat à la présidentielle, ni à aucun autre poste de responsabilité politique. La priorité est mise sur la reconstruction d'Ennahdha.


Après la révolution, le chef est toujours à la tête du parti, omniprésent même. Au terme du congrès du parti, tenu du 12 au 16 juillet 2012, Ghannouchi est confirmé comme président du nouveau bureau exécutif. Lors du Xe Congrès du parti de Hammamet en mai 2016, il disait : « Attendez-vous à de bonnes surprises ». La « surprise » n’était autre chose que le placement de 24 hommes et 6 femmes, choisis personnellement par lui. Le Conseil de la Choura approuve la nouvelle composition choisie par Ghannouchi comme le lui confère le nouveau règlement intérieur du parti, modifié sous son instigation et adopté lors de ce congrès.


Croyant que la source du pouvoir du nouveau régime se trouve au Parlement, il décide de se présenter aux élections législatives du 6 octobre 2019, il est élu député de la première circonscription de Tunis. Dans la foulée, il se lance le 13 novembre, à 78 ans, à l’élection de la présidence de l'Assemblée des représentants du peuple. Il l’obtient dès le premier tour à la majorité absolue, avec 123 voix sur 217, après un accord conclu avec Qalb Tounes. « On a estimé normal, dira une élue de ce dernier parti, qu’Ennahdha demande la présidence, car elle est première, et nous (Qalb Tounès) avons le droit d’avoir la vice-présidence, car nous sommes arrivés deuxièmes ».


Ainsi, officiellement, et à strictement parler, depuis la création de la Jamâa Al-Islamiya en 1972, Ghannouchi est à la tête de son parti, en somme depuis 48 ans. Curieuse pratique pour un homme qui a combattu les dictatures, le pouvoir unique, le parti unique et le culte de la personnalité. Bourguiba a régné une trentaine d’années, Ben Ali 23 ans et Ghannouchi règne sur son parti depuis un demi-siècle.


D’ailleurs, dès le départ, son pouvoir était contesté. Ghannouchi a connu des scissions et des rébellions au sein de son parti. La première scission a lieu en 1977 au sein de la Jamâa Al-Islamiya. Slaheddine Jourchi, l'un des fondateurs, représentant l'aile dite de « la gauche islamiste » quitte le mouvement. Ces islamistes modérés remettent en cause la doctrine rigide de Sayyid Qutb et Hassan el-Banna bénie par Ghannouchi, c’est-à-dire le projet total des Frères musulmans, comme solution pour la société tunisienne. Jourchi fonde plus tard, avec Hmida Ennaifer, autre dissident de la mouvance islamiste, le mouvement des islamistes progressistes.


A la fin des années 1990, la direction connaît des dissensions opposant Abdelfattah Mourou, cofondateur du mouvement et partisan de la normalisation, à Ghannouchi. Fouad Mansour Kacem, candidat aux élections législatives d'avril 1989 dans la région de Tunis, démissionne du parti. Il reproche à Rached Ghannouchi, de ne pas avoir une méthode claire, « de préférer la force à la raison », de tenir des discours enflammés, irresponsables et non réalistes. Cette politique d'affrontement avec le pouvoir ayant entraîné l'emprisonnement et l'exil de beaucoup de membres.


A partir de 2005, Ghannouchi va se trouver de plus en plus ouvertement contesté au sein de son mouvement. Pour la même raison, celle de s’obstiner à suivre une opposition frontale au régime de Ben Ali et à la ligne de la « réconciliation nationale », prônée aussi bien par une partie des troupes nahdhaouies que par des figures historiques du mouvement comme Mourou et Doulatli.


Après la révolution, la dissidence franchit un nouveau palier encore. Ghannouchi sera franchement contesté par les dirigeants du parti, et même par la base et les jeunes générations. En juillet 2012, au congrès d’Ennahdha, les congressistes ont certes élu Ghannouchi à la présidence du parti, mais c’est le salafiste Sadok Chourou, un de ses dissidents, qui arrive en tête pour l’accession au Majliss Choura avec 731 voix, alors que Ghannouchi n’arrive qu’à la 12e place. Hamadi Jebali quitte le parti, après la fin de sa mission au gouvernement, parce qu’il n’a pas été soutenu par Ghannouchi lorsqu’il a voulu faire des ouvertures au gouvernement. Il se présentera aux élections présidentielles de 2014 à titre indépendant. La rébellion des conservateurs Chourou et Ellouze était vive à l’ANC et l’est toujours. Les « libéraux » ne sont pas en reste. Ses rapports avec Mourou, co-fondateur du mouvement continuent à être mi-figue, mi-raisin. Lotfi Zitoun, son pragmatique conseiller politique, a démissionné du parti à la veille des élections. Abdeltif Mekki a toujours critiqué la gestion de Ghannouchi. Ziad Laâdhari, ancien ministre du Commerce et secrétaire général du mouvement, et un des jeunes promus du mouvement, claque la porte au mois de novembre 2019 et se fait élire député. Il ne fera pas partie du bloc parlementaire du parti, en restant indépendant. D’autres dirigeants importants n’ont jamais été bénis par Ghannouchi et n’ont pu entrer dans son cercle restreint, car ne partageant pas le mode de pouvoir de Ghannouchi au sein du parti, comme Samir Dilou.


Ces jours-ci, Abdelhamid Jelassi, un des dirigeants du parti a publié de manière spectaculaire, en faisant intervenir les médias, une lettre de démission longuement justifiée, contestant la confiscation du pouvoir par Ghannouchi au sein du parti depuis de longues années. La gestion du parti se fait désormais, note-t-il, selon la mentalité du « butin » et de l’allégeance. La démocratie n’existe nulle part sur le plan décisionnel. Ghannouchi décide de tout, il modifie à sa guise les règlements et les usages du mouvement, gère directement les finances du parti, place ses hommes et femmes partout, décide seul de la politique à suivre du mouvement sans concertation. Il est le président, le bureau, Majliss Choura et le congrès à la fois. Les membres n’ont d’autre choix qu’entre obtempérer ou quitter le mouvement. Beaucoup de membres du parti n’ont pas accepté que Ghannouchi se fasse élire président de l’Assemblée des Représentants du peuple. Il a négocié son élection en connivence avec Nabil Karoui, sans associer les dirigeants du parti.


Il est rare qu’un homme politique dirige un parti, celui même qu’il a fondé, sur une aussi longue durée d’un demi-siècle. Cela veut dire qu’Ennahdha, qui est réputée être un parti discipliné, n’est pas pour autant un parti institutionnalisé. Un parti s’institutionnalise, lorsqu’il parvient à survivre à ses fondateurs et à ses chefs, après leur disparition. Or, l’éclatement d’Ennahdha en plusieurs partis ne serait plus une hypothèse d’école dans l’après-Ghannouchi. La longévité, le virus de l’auctoritas créent des conflits de personnes ou sur la politique à suivre, ou les deux. La longévité d’un dirigeant est le terreau favorable des scissions et de l’éclatement, outre qu’elle fait chuter le dirigeant qui se croit indétrônable ou indispensable. Cela peut expliquer en partie le déclin électoral d’Ennahdha elle-même. L’histoire est remplie de tels enseignements.