Tunisie – Facebook et la démesure politique

 Tunisie – Facebook et la démesure politique

© AFP


Malgré les facilités des moyens de communication qu’offre la civilisation moderne, les gens n’ont plus beaucoup de temps pour communiquer entre eux de manière directe et physique. Facebook le fait à leur place. Ils peuvent grâce à lui contacter qui ils veulent, des amis aussi lointains que proches, des personnalités connues, des partis politiques ou même des responsables politiques en envoyant juste leurs messages et réclamations. Mais, conçu pour être un vecteur dialogique, Facebook s’est avéré être aussi un support monologique. Son utilisateur dialogue certes avec les autres, mais parle aussi tout seul, et exprime même tout ce qui lui passe par la tête, des pensées nobles comme des bas instincts. 


Les jugements et condamnations politiques à Facebook sont quotidiens, voire permanents, 24 heures sur 24 heures. Tous les profils de la société civile s’y mêlent. L’outil est un réduit du peuple. Les facebookers tunisiens prononcent ex cathedra à longueur des journées des jugements absolus, radicaux, irrécusables sur la politique et les acteurs politiques. Les catégories moins instruites, voire peu instruites du tout, le font davantage que les catégories instruites. Mais tout le monde est concerné par le phénomène de généralisation des subjectivités individuelles à des degrés variables.


Généralement, à travers deux ou trois phrases succinctes, les facebookers font appel à des notions aussi indéterminées et aussi abstraites que la Raison, la Justice, la Solidarité, la Démocratie, le Peuple, l’Egalité ou la Liberté. L’utilisateur peut dire des choses insensées, qu’il croit à tort sensés, lui et ses destinataires, « amis » qui l’approuvent ; comme il peut dire des choses illogiques qu’il croit à tort logiques. Il se passionne, s’emporte au gré des évènements, prend férocement parti pour tel leader politique, pour tel parti ou pour telle conception politique. Il exprime des avis passionnés et expéditifs, souvent sur tel ou tel régime étranger ou telle politique internationale, sans se soucier de sa versatilité. Il doit à l’évidence justifier sa citoyenneté facebookienne.


Il est souvent enclin à défendre un dictateur, comme Ben Ali, Saddam, Bachar Assad ou tout autre autocrate par pur sentiment anti-islamiste. Pro-palestinien, ou anti-jihadiste, cela lui suffit pour condamner radicalement la démocratie américaine sous Obama, et soutenir aussitôt cette même démocratie du « grand Capital » dès qu’elle change de titulaire, comme avec Donald Trump, parce que ce dernier se dit partisan de la lutte impitoyable contre Daech et se met à collaborer avec Poutine ou la Syrie.


Bourguiba était encore, d’après les facebookers, ou l’incarnation de la franc-maçonnerie, ou le représentant des intérêts occidentaux et de la francophonie ou un avatar de l’athéisme arabe. Béji Caïd Essebsi a, lui, l’âme chevillée au corps de l’ancien régime, il compose avec les islamistes. Ce faisant, il commet une« traîtrise »manifeste à l’endroit de la Révolution « de la dignité ». Marzouki était un président « psychopathe », non loyal, inféodé à Qatar et à la chaîne Al-Jazira. Samia Abbou est la députée du délire, elle ne peut représenter la nation et le bien public. Al-Harak (ancien CPR), est un parti de fous dans une démocratie de fous. Les islamistes sont tous des assassins terroristes, fidèles beaucoup plus aux frères musulmans, à la Turquie d’Erdogan et aux pays du Golfe qu’à la Tunisie. Ils doivent tous évacuer la scène politique. Hamma Hammami le populiste, qui n’a jamais travaillé durant sa vie, s’est « enrichi » depuis la Révolution sur le dos des « prolétaires ». Mohsen Marzouk est rémunéré par cheikha Mouza du Qatar. Mehdi Jemâa est un « traître », comme tous les hommes politiques qui ont la double nationalité, outre que c’est un islamiste déguisé. Bref, toute la classe politique est tarée, corrompue et dissolue. On l’a décrété ainsi du haut de la tour d’ivoire de Facebook.


Tels sont les types d’expressions instinctives, non vérifiés par l’expérience, revêtues de « logique » sommaire qu’on lit régulièrement à Facebook. A l’évidence, ce sont des propos qui suscitent l’approbation de la foule facebookienne partageant émotivement les mêmes positions, et dont les sentiments s’excitent à mesure que les événements politiques deviennent intenses. Les Facebookers sont en effet saisis par ce besoin de généralisation logique tendant à capturer d’un éclair la réalité complexe de la vie politique. En fait, le besoin de généralisation est un phénomène qui provient d’ordinaire, comme tout phénomène de société, des élites qui ont ce besoin de cataloguer et de classifier les faits politiques. Mais, ici, il est amplifié et simplifié instinctivement par le facebooker anonyme de masse, qui a ainsi, par cette généralisation, qui ne rentre pas d’ordinaire dans ses compétences, l’impression de maîtriser des choses peu maîtrisables.


Facebook est un outil de l’instantané, du raccourci et de l’immédiateté. Il est favorable à l’émotivité et à la sentimentalité dans l’expression des pensées. On veut réfléchir vite, généraliser vite, faire de la logique à tout prix, tant que l’événement du jour lui-même n’est pas devenu anachronique, pour qu’on puisse espérer un quelconque impact. La finalité visée l’emporte sur le moyen employé pour y parvenir. Le sentiment motive les finalités à l’avance, puis se crée un raisonnement d’habillage en dehors des faits et de l’expérience, comme nous l’a bien appris le sociologue italien Vilfredo Pareto.


Facebook exprime encore les sentiments et les instincts tels quels du public à propos de la politique ou dans tout autre domaine : classe politique, élite intellectuelle et scientifique, fonctions libérales, fonctionnaires, étudiants, employeurs et employés, chômeurs, retraités, hommes et femmes, laïcs et modernistes, jeunes et moins jeunes. Beaucoup plus à vrai dire les sentiments des dernières catégories que celles des premières. A Facebook, la politique se mêle aussi de moquerie, d’humiliation, d’atteintes à l’honneur, d’insultes, de diffamation ou d’intimidation. Les vidéos diffusées banalisent l’idée de cadavre, elles sont un prétexte pour hurler fort contre Daech ou le terrorisme islamiste. Le mort est persécutée, filmée à l’insu de sa famille jusqu’à sa dernière demeure. Les funérailles politiques sont commentées à la loupe (chaussures, coupe de cheveux, vêtements des présents). Un simple sourire d’un participant aux funérailles devient criminel. Son auteur, s’il est surtout un politique, est condamné pour cette « funeste » prise de position irrespectueuse envers les morts.


Les partis politiques profitent à leur tour pour distiller la rumeur invérifiable du jour. Un facebooker a ces jours-ci annoncé la mort du président Essebsi en se faisant appuyer par le logo de France 24. Du coup, la chaîne, comme les services de la présidence ont décidé, séparément, de poursuivre le maladroit « délinquant » politique. On peut en effet déstabiliser la vie politique par cet effet d’annonce sur un président de 92 ans. Le président, mis mal à l’aise, saisissant le message, est contraint de faire des apparitions et ses collaborateurs de démentir et de condamner. La morale n’a plus de limites. Les règlements de compte se règlent, non pas dans le théâtre politique, selon les rapports de force du jour, mais sur Facebook, censé être d’après son créateur le paradis de la communication cosmopolite instantanée et aussi la bénédiction des petits partis sans impact politique. Que faire ? Peu de choses. L’apprentissage politique passe aussi par là, tout comme la citoyenneté et l’action politique.


Heureusement que Facebook n’a pas seulement un côté obscur. Il colporte aussi des modes d’expression plus agréables, utilisant des anecdotes, de l’humour, des images et vidéos originales et attractives, des jeux de mots, des déclarations d’amour ou des poésies, et diffuse des publications, « statuts » pertinents, articles, rapports ou exposés plus sérieux qui n’ont pas encore épuisé le charme de Facebook. Retenons le positif et méfions-nous du négatif.


Hatem M’rad