Point de vue – Tunisie. « Etat total » ou « Etat pluraliste » ?

 Point de vue – Tunisie. « Etat total » ou « Etat pluraliste » ?

Le Président de la République tunisienne Kais Saïed. FETHI BELAID / AFP

La Tunisie, même en temps exceptionnel, doit choisir entre l’Etat total ou l’Etat pluraliste, entre la dynamique sociale et institutionnelle et le pouvoir risqué d’un seul.

 

Il est banal de dire qu’une société ne peut exister que si elle est organisée politiquement à travers l’État. L’État comme instance supérieure, et non comme substance métaphysique absorbante. L’Etat comme instance organisée par des institutions, qui fait la loi, gouverne, légifère, décide en temps normal, comme en temps de crise. Une instance qui décide et tranche en dernier ressort, à travers ses dirigeants et ses institutions. Il ne s’agit pas d’un Etat qui se borne à formaliser la vie politique, comme dans la transition tunisienne, à travers une légitimité sommairement ou faussement juridique (le droit post-révolution est lui-même source de conflits politiques), dépourvue de toute portée réelle. Mais d’un Etat légitime, consensuel et efficace. Trois éléments qui lui font défaut dans le système tunisien.

Vulnérabilité de l’Etat post-révolution

On peut penser que la fragilité de l’État tunisien post-révolution et les dérèglements qu’il a produit sur la société depuis une décennie relèvent d’une phase transitoire, et que la consolidation démocratique finira par reprendre le dessus, comme dans beaucoup de pays européens et non européens qui ont connu une telle transition. C’est oublier que le nouvel État tunisien est établi à la base par des institutions non consensuelles, viciées à la base, facteurs d’instabilité, d’indécision et d’éclatement du pouvoir. Pratiques qui ont créé des réflexes et automatismes quasi-destructeurs de l’État. Dérèglements institutionnels conduisant cet État à un état de crise durable, duquel il lui est difficile de sortir, sans volontarisme politique réformateur, sans consensus pouvant y conduire, sans leadership légitime. Faute d’autorité centrale et faute de maîtrise politique, la crise continuera très probablement de sévir et d’entretenir encore la crise, alternant entre la révolution et la dé-révolution, entre l’anarchie (de l’opposition et de la société) et l’immobilisme (des institutions, des groupuscules et des majorités). L’État défiguré, pourtant instance publique, continuera alors à servir des groupes privés et des partis fragiles, privatisés aussi, liés à des puissances occultes.

Le décisionnisme est nécessaire lorsque le système s’avère de fait ingouvernable et le droit désacralisé et manipulé. Le système post-révolution pêchait effectivement par manque de décisionnisme. Le sociologue Max Weber penchait vers un régime présidentiel, parce qu’il voulait sortir l’Etat des pièges de l’indécision de la République « bourgeoise » libérale et parlementaire de Weimar. Il n’ignorait pas qu’une situation de crise permanente au sein de l’État, comme en Tunisie, risque de conduire à la déperdition de l’État par l’effacement de l’autorité politique, et du souverain lui-même, décidant au nom de l’État. L’État tunisien n’est plus l’unité fondamentale et globale d’un ordre substantiel. Il est une entité formelle traduisant un système de guerre (et de butin de guerre) entre ses propres autorités internes. L’Etat est un état de corruption généralisée.

L’État postrévolutionnaire tunisien affronte depuis une dizaine d’années une guerre politico-démocratique à référent religieux, entre laïcs et islamistes, à défaut de sécularisation totale de l’État. Il affronte également des groupes factices non représentatifs, d’allure faussement pluraliste. Il ne s’agit pas de ce que les conceptions anglo-saxonnes (G.D.H. Cole, Harold Laski) appellent les « théories pluralistes », qui légitiment le pluralisme de la société civile dans toutes ses dimensions, comme l’État-parti, les groupes d’intérêts, la vie associative et syndicale, les médias, les élites et les universités. Il s’agit d’un pluralisme estropié, vicié par la corruption et l’immixtion du privé dans la sphère publique et parlementaire et par l’instabilité sauvagement islamisée. Outre que le pluralisme post-révolution ne signifie pas reconnaissance réciproque des membres et des groupes de la société civile, mais légalise le déni mutuel et l’exclusion des uns par les autres.

Neutralité de l’Etat

L’État de la transition ne parvient guère à ce jour à adopter d’autorité une posture neutre, à jouer le rôle d’arbitre au-dessus des intérêts rivaux en conflit. Il n’a pas les moyens de le faire, l’Etat est désétatisé. La problématique d’aujourd’hui consiste à savoir comment renouer avec « l’Etat pluraliste », respectueux des libertés et de la société civile et de l’autonomie des groupes et des institutions, sans faire pour autant « le virage vers l’État total », tel que conçu par les fascistes, absorbant tout particularisme. Total tant par rapport au politique, à l’économique, au social que par rapport au confessionnel ou au culturel. Problématique, c’est aussi un véritable défi. Le glissement net vers une tendance ou une autre risque d’être nuisible en cette phase démocratique où les acteurs connaissent bien les vices de la dictature du passé, mais connaissent mal encore les vertus du nouveau pluralisme. Le déficit de l’autorité ne doit faire place au surplus d’autorité, même dans des circonstances exceptionnelles, même par un président élu par 70% des électeurs (quoique pour un régime parlementaire). La neutralité de l’État, son autolimitation institutionnelle et volontaire est nécessaire à son autorité et à son existence, et aussi au pluralisme, aux droits et libertés des individus et des groupes. L’État, assis déjà en Tunisie entre deux types d’autorité le rongeant de l’intérieur, religieuse et séculière, devrait jongler à être à la fois un tiers « supérieur », neutre, au-dessus de toutes les parties, et un tiers « relatif », cohabitant avec le pluralisme, conduit par un chef élu, légitime et éclairé, qui ne soit pas un illuminé, désireux d’être acclamé à outrance par une foule servile, qui ne doit pas opter pour la mobilisation permanente des régimes autoritaires, au risque de menacer et l’Etat et les groupes sociaux et les individus.

L’Etat est pluralité, pas une métaphysique

L’État n’est pas une métaphysique, propre à le rattacher à un « Etat total ». Il dépend des différents groupes sociaux. Il inclut le pluralisme en son sein. Pluralisme sans lequel il est une entité vide de substance et de sens. L’Etat démocratique est en pratique, et nécessairement, objet de compromis permanents, tributaire des groupes d’intérêts, du corporatisme syndical, des partis, des associations, des lobbies, des groupes médiatiques. Les théories pluralistes libérales refusent que l’État soit une « unité englobante ». L’État, pour les pluralistes est une instance ou une association presque semblable aux autres associations, quoique particulière, qui ne doit pas chercher à démolir les autres associations par l’argument de l’autorité. La société vit ses différences dans l’histoire se faisant, le pouvoir tente de coordonner l’ensemble. C’est pourquoi le « peuple » n’est jamais véritablement peuple. Le peuple est un ensemble de groupes et d’individus divers et hétérogènes en conflit les uns avec les autres. Le peuple ne peut être homogène. Seul l’esprit l’est. On ne doit donc pas, comme le fait Kais Saied s’en réclamer comme s’il s’agissait d’une entité homogène, incolore, divine même.

Oui, l’homme vit dans la société dans une multitude de devoirs et de relations de loyauté juxtaposés, dans une communauté civile ou religieuse ou à travers des associations et organisations diverses et plurielles, des syndicats, des partis, clubs de sport ou de réflexion, en famille, etc. L’Etat est juste l’arbitre-décideur en chef, qui n’opprime pas. L’Etat ne doit pas faire peur, disait Spinoza, il doit au contraire libérer les individus de la contrainte. L’Etat a, pour lui, la liberté comme finalité, pas seulement l’ordre. L’Etat est un supérieur institutionnel, hiérarchisant les autorités tout en leur fixant des bornes. Neutre, il n’est pas un supérieur moral et idéologique, veillant à tout, accomplissant tout (sauf en état de guerre entre deux nations). Même dans un Etat d’exception, il n’est pas normalement totalement exception (les parlements doivent veiller), même s’il doit décider de beaucoup de choses.

La fragilité de l’État à travers ses institutions de base, comme en Tunisie depuis dix ans, conduit certes instinctivement les populations et les groupes sociaux à se libérer des contraintes et du devoir d’obéissance, qui n’a plus de sens en l’absence de la hiérarchisation et de la cohérence des autorités. L’incohérence et les contradictions institutionnelles sont en quelque sorte une invitation à l’insubordination sociale. Mais la superpuissance de l’Etat, sans mesure et sans proportion, notamment dans le cadre du déclenchement des mesures exceptionnelles, risque aussi de conduire à la même insubordination, voire à la résistance violente. Un juste équilibre est nécessaire entre ces deux tendances extrêmes.

Le prétexte de l’exceptionnalité de l’État ne doit pas conduire à la subsomption de toutes les autorités, de l’individualité, du pluralisme (véritable), ou à l’effacement de la société civile. Le problème de la scission de la société civile (la dynamique) et de l’État (le garant) est nécessaire. Leur confusion dans « l’Etat total » est redoutable. Un État pluraliste, démocratique, doit assumer en quelque sorte ses propres crises et conflits, par la politique et par le droit, en faisant la part des choses. Comme le croit Chantal Mouffe, le politique ne peut être saisi sans la dualité antagonisme/hégémonie (Ch. Mouffe,  2014, Agonistique. Penser politiquement le monde, Beaux-Arts de Paris Editions). Si la société n’est que la société d’un Etat, l’Etat n’est que l’Etat d’une société. La domination de l’Etat sur la société n’est pas à sens unique, mais à double sens.

 

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