Tunisie – Essebsi et l’après-Essebsi

 Tunisie – Essebsi et l’après-Essebsi

© AFP


Essebsi et l’après-Essebsi vont probablement se confondre jusqu’aux prochaines élections et mêmes après. Le décès du président qui a reçu l’hommage posthume des Tunisiens, a le jour même de sa mort, après l’intérim, recomposé les cartes politiques.


Le Président Essebsi est parti, tout comme son vieux maître Bourguiba. Deux vieux loups qui n’ignoraient pas ce que « politique » veut dire, deux libéraux de conviction, deux pragmatiques. Tous les deux ont essayé, comme le dirait Jean-Jaurès, « de comprendre le réel, d’aller à l’idéal ». Essebsi a été dans son parcours plus démocrate que Bourguiba. Il s’est d’ailleurs rebellé contre lui avec les dissidents libéraux du Destour en 1971. Mais il n’a pas toujours été franchement démocrate. Il a longtemps servi un despote injuste en bénissant les actions et les décisions, notamment en tant que ministre de l’Intérieur. Autocrate affirmé, par moments impitoyable, Bourguiba a fortement marqué son époque et son entourage. Essebsi, lui, sans doute plus raisonnable que Bourguiba, a débloqué beaucoup de situations intenables durant la transition. Il en a bloqué aussi certaines. Il a en tout cas compris les nécessités pesantes et incontournables de la transition, en s’alliant avec les « diables » islamistes et avec les « illégitimes » membres de l’ancien régime. Une équation résultant de l’histoire, du présent, de l’urne, des rapports de force et du machiavélisme de l’homme d’action. Il ne méconnaissait guère la force de nuisance des islamistes, il s’en accommodait au pouvoir, même si les Tunisiens modernistes lui en ont tenu rigueur. Il contrebalançait la nocivité des islamistes en s’appuyant sur l’expérience des membres de l’ancien régime, qui ne lui étaient pas tous acquis, mais qui lui ont permis d’écarter les islamistes du pouvoir en 2014, conformément aux vœux des modernistes. En 2014, les résultats lui donnaient raison. Il a évité une guerre civile en réhabilitant les islamistes. A partir de 2016, il a laissé son fils s’emparer du parti, voire de l’Etat. Il a fini par faire le vide autour de lui. Chahed, le chef du gouvernement, croyant être le pôle central du régime, et Ennahdha, trop calculateur, lui ont fait faux bond.


Les Tunisiens sont malgré tout légitimistes. Ils ont tendance à s’attacher, voire à s’accommoder de leurs leaders au pouvoir, du moins les leaders s’identifiant à la Tunisie moderniste, les hommes d’Etat. Cela explique l’hommage posthume réservé à Essebsi par les Tunisiens, fort émus, déçus par les funérailles en catimini de Bourguiba sous Ben Ali. Leur civisme transparaissait avec éclat tout au long des funérailles d’Essebsi. Outre que, la rapidité de la succession au pouvoir, le jour même de la mort d’Essebsi, pouvait aussi rassurer les Tunisiens sur le fonctionnement des institutions, malgré la fragilité de l’Etat durant la transition. La République pouvait assurer la permanence dans la tourmente. L’apprentissage démocratique commence probablement à donner ses fruits, même si par endroits, notamment sur le plan parlementaire et partisan, le désordre reste de mise.


Les Tunisiens sont légitimistes, parce que sans doute, faute d’expérience institutionnelle et démocratique, ils perçoivent encore la vie politique, comme une activité tournant autour des hommes et non des institutions. C’est vrai que si les grands pays peuvent s’accommoder de présidents ordinaires, les petits pays comme la Tunisie, ont besoin d’un grand président pour exister et sentir l’attachement à leur identité.


Les Tunisiens sont encore peut-être légitimistes, attachés au pouvoir en place, en raison de leur nature profonde. De par leur caractère typiquement méditerranéen, ils n’aiment ni les secousses, ni la violence, ni la bellicosité. Pays fondé par les Phéniciens trois mille ans, les Tunisiens en ont gardé le sens de l’échange, du commerce, de la circulation, de l’ouverture, de la modération, de la douceur de vivre et de la stabilité. C'est cela la personnalité tunisienne profonde. Un peuple pacifique, attaché aux gouvernants en place, à la stabilité, au-delà des révoltes et soubresauts, pour peu que ces gouvernants parviennent à s’identifier à la nation. Dans l’inconscient des Tunisiens, et on l’a vu avec la mort d’Essebsi, comme hier avec Bourguiba, c’est l’homme au pouvoir qui incarne l’Etat, pas les institutions. Ils ont en grande partie tort, mais c’est ainsi.


Les Tunisiens sont enfin légitimistes de par l’héritage arabo-musulman, où le zaïm tient quelque chose de la sacralité du calife et de l’autoritarisme d’un chef détenant un pouvoir personnel. La ‘assabiyya se rabat sur un chef de « clan » sauveur. Les réminiscences du passé autoritaire reviennent souvent dans une transition sans repères solides.


Les Tunisiens d’aujourd’hui peuvent être « les orphelins » d’Essebsi, comme une autre génération a été « orpheline de Bourguiba ». Mais nul n’est orphelin de son Etat. La machine étatique, les pouvoirs publics, la vie politique, l’histoire rappellent tout le monde à l’ordre. L’Après-Essebsi est aujourd’hui une réalité. Il l’était déjà depuis que le chef du gouvernement Youssef Chahed s’est rebellé contre le président et qu’il a fait cause commune avec Ghannouchi et Ennahdha. La majorité politique du jour a déjà isolé et « tué » Béji de son vivant, elle l’a glorifié après sa mort sous la poussée de l’émotion collective. Une reconnaissance bien calculée, en partie sincère. La politique est redoutable, elle convient peu aux ingénus et aux sentimentaux.


Le lendemain de la mort d’Essebsi, les candidats et les gouvernants vaquaient déjà à leurs occupations électorales et étatiques, refont leurs calculs et stratégies. Un nouveau candidat pro-sebsiste ou pro-étatique, Abdelkrim Zbidi, un amateur politique doté d’une expérience étatique, médecin de formation, est déjà propulsé au-devant de la scène pour contrebalancer la candidature d’un magnat populiste des médias, Nabil Karoui, en tête des sondages, poursuivi par le Pôle financier et judiciaire. Les promoteurs de Zbidi doivent estimer que l’homme d’Etat, politiquement « neutre » ou « vierge », est l’homme qu’il faut pour attiédir tous ces populistes ambitieux, pressés de conduire la Tunisie vers l’aventurisme. Il est supposé incarner la tradition de l’Etat contre les intérêts partisans et les intérêts financiers, trop voyants, de certains candidats.


Une campagne en sa faveur, voire une « mounachada », notamment dans les réseaux sociaux, préparée à l’avance, est méthodiquement orchestrée. Un CV bétonné, des commentaires apologétiques, du chahut et des vidéos à son sujet allant dans le même sens, irriguent déjà les réseaux sociaux et les médias. Il semble qu’Essebsi, dont la mort a bien remis le jeune chef de gouvernement à sa place, n’a pas encore dévoilé ses dernières cartes. Béji n’avait pas la mémoire courte, dans tous les sens de l’expression, loin s’en faut. Sa mémoire d’éléphant est d’ailleurs une de ses qualités, son animalité politique aussi. Ni Essebsi ni le président intérimaire Mohamed Ennaceur ne signeront la loi scélérate, indigne d’une démocratie naissante, d’exclusion politique. Et la nouvelle « légitimité » de Zbidi, l’actuel ministre de la Défense, l’homme d’Essebsi et de Nida, semble gêner l’ambition simultanée de Chahed, de Ghannouchi et des autres candidats. Des candidats de plus en plus désemparés face à une nouvelle situation politique qu’ils n’ont pu prévoir. Ils n’ont prévu ni le scénario de la mort d’Essebsi avant les élections, ni la réaction et l’émotion quasi-unanime des Tunisiens de sa mort, ni la candidature soudaine, et néanmoins préméditée de Zbidi.


La mémoire d’Essebsi aura peut-être à « présider » encore les prochaines élections, comme la mémoire de Bourguiba n’a cessé d’être omniprésente durant la transition démocratique. En tout cas, les Tunisiens aiment se retourner vers des hommes supposés rassurants, pour résoudre des problèmes que des institutions sont dans l’incapacité de régler. Même Ben Ali était loué pour ses « qualités ». Libres à eux de croire encore que les miracles existent en politique et que le pouvoir préserve dans tous les cas la sagesse des hommes.