Essebsi à la recherche d’un ascendant politique

 Essebsi à la recherche d’un ascendant politique

FETHI BELAID / AFP


Il y a comme un air de stagnation dans la vie politique tunisienne. Une stagnation justifiée par les nécessités et les contraintes du consensus avec les islamistes, ainsi que par les difficultés économiques et sociales qui ne permettent pas au pouvoir politique d’entreprendre de grandes initiatives d’ordre politique. La transition a certes ses propres lois, parmi lesquelles les nécessités du compromis. Mais ce compromis donne l’impression que les islamistes gardent un pouvoir de retenue sur les réformes essentielles, qu’ils ont un pied dehors et un pied dedans.


Stagnation justifiée aussi par l’ambiguïté des rapports politiques Nida-Ennahdha au parlement. Aucun des deux n’a un ascendant sur l’autre, tous les deux cherchant vainement une voie commune. Ennahdha tient Nida par sa majorité numérique, Nida par sa majorité électorale. Même s’il fait preuve de patience calculée, le président Essebsi lui-même est gêné par le système politique, qui ne lui donne pas beaucoup d’atouts politiques. Ces atouts, il doit les trouver en lui-même, par la concertation, par l’intelligence politique, par l’opportunisme. Il est le président élu des Tunisiens, mais il n’arrive pas toujours à présider dans un système parlementaire, constitutionnellement médiocre.


Aujourd’hui Essebsi est à mi-mandat. Il est contraint de regarder devant. En toute vraisemblance, il ne ferait pas de second mandat au vu de son âge. Il doit alors laisser comme héritage de bonnes institutions au pays, au moins une forme de gouvernabilité. Un souci qu’avait déjà son mentor, Bourguiba. Il est alors à la recherche d’un nouvel ascendant politique après son élection au suffrage universel en 2014. Un ascendant qui lui permettra de rassembler les Tunisiens, sans exclure les islamistes. Car, il n’est pas question pour lui d’arrêter sa collaboration avec les islamistes. Il est trop réaliste pour cela. Les faits lui ont donné raison jusque-là, contre la société civile même, qui refuse par empressement ou par passion ce type de collaboration. Il a souvent acculé les islamistes à des révisions, même si son parti est en difficulté. Cet ascendant est censé faciliter la tâche de son successeur, de sa majorité ou des Tunisiens acquis aux valeurs du progrès et de la modernité, tout en lui permettant de sortir par la grande porte.


L’abrogation des lois liberticides est une des réformes voulues par Essebsi depuis le début de son mandat. Elle va dans le sens du renforcement des libertés individuelles conformément à la nouvelle Constitution. Celle-ci s’étant occupée des libertés publiques, Essebsi voulait faire adopter un code des libertés individuelles et faire une refonte ou mise à jour des libertés individuelles dont plusieurs d’entre elles, adoptées sous des régimes autoritaires, sont devenues désuètes dans la phase démocratique.


Certaines réformes ont été déjà engagées. C’est le cas de la modification de la loi 52 sur les stupéfiants en avril 2017, qui a annulé et remplacé l’article 12 de la loi 1992, qui ne permet plus aux consommateurs de stupéfiants et de cannabis d’encourir la prison, comme le prévoyait le code pénal. Une réforme saluée par les jeunes. C’est le cas aussi de l’autorisation pour l’obtention du passeport et pour le voyage à l’étranger des enfants mineurs. Une autorisation donnée désormais de manière égalitaire par la mère, au même titre que le père, depuis décembre 2015, alors qu’elle était refusée à la mère jusque-là. C’est le cas encore de la nouvelle loi contre les violences faites aux femmes adoptée ces derniers jours au parlement. Une loi accueillie à l’unanimité par les femmes et les démocrates et rompant avec une vieille bêtise.


Hier, le 13 août, dans son discours célébrant la fête de la femme, le président Essebsi est allé plus loin encore. Il annonce, sans doute après concertation avec Ghannouchi, l’abrogation de la circulaire du 5 novembre 1973 permettant aux Tunisiennes musulmanes d’épouser des étrangers non musulmans. Une interdiction arbitraire dénoncée depuis longtemps par les militantes féminines. De fait, beaucoup de Tunisiennes sont mariées à l’étranger à des non musulmans, comme l’a rappelé le président. Le comble, c’est qu’une tunisienne peut être non croyante, agnostique ou athée, et épouser un étranger, européen ou occidental, lui-même croyant, pouvant être encore musulman. Il s’agit de mettre à l’œuvre la logique égalitaire démocratico-constitutionnelle et prendre acte de l’évolution des mœurs.


C’est encore à la logique égalitaire homme-femme que se réfère Essebsi dans son discours quand il a pris l’engagement de s’attaquer à la fameuse inégalité successorale de type charaïque, dénoncée depuis plusieurs décennies par l’ensemble des modernistes, progressistes et islamologues lucides. Une réforme sur laquelle a buté Bourguiba, qui ne voulait pas aller plus loin au moment de la réforme du code du statut personnel en 1956, pour ne pas mécontenter les traditionalistes dans une conjoncture de lutte contre les youssefistes. Un code qui, même tel qu’il est, était en lui-même une « révolution civile », selon les propos de Yadh Ben Achour.


En matière d’égalité successorale, un thème à caractère civilisationnel en terre musulmane, qui dépasse l’électoralisme pur, Essebsi recherche plus qu’un ascendant politique, il voudrait marquer l’histoire de la IIe République de son empreinte. Un grand coup politique pour marquer la deuxième tranche de son mandat et reprendre l’initiative politique. Le fondateur de Nida voudrait reprendre l’œuvre réformatrice annoncée dès juin 2012 avec la naissance du parti, un parti d’identité tunisienne dans le prolongement de l’œuvre bourguibienne. Comme la nature, la politique a horreur du vide, et surtout de la stagnation, surtout face à des adversaires-alliés redoutables.


Une telle réforme d’envergure qui ne plaira pas forcément à Ennahdha, mettra certainement cette dernière devant ses responsabilités politiques. Une épreuve démocratique déchirante pointe en effet à l’horizon pour les islamistes. Ces derniers ne peuvent y échapper au moment où le monde, suite aux affres de guerre de Daech, se referme sur les islamistes de tous bords, à commencer par les Frères musulmans. Ennahdha doit montrer le bien-fondé de sa conversion et mettre ses actes en conformité avec son discours. A-t-elle, ou veut-elle vraiment changer et devenir un parti non inféodé à l’islam politique et aux Frères musulmans, comme ne cesse de le répéter le cheikh Ghannouchi depuis le congrès de mai 2016 ? C’est le moment de vérité. De quelle logique va-t-elle se prévaloir : de la logique théocratique ou de la logique démocratique ? Le théocrate machiavélien, curieusement absent lors du discours présidentiel, contrairement à ses habitudes, est pris à son propre piège. Lui, qui s’y plaisait jusque-là dans sa collaboration au pouvoir, peut-il refuser l’égalité des conditions entre les Tunisiennes et les Tunisiens à la veille de plusieurs échéances électorales, au risque d’être mis à l’index et d’être accusé de despotisme, de passéisme ou d’anti-démocratisme. Les femmes, il ne peut l’ignorer, étaient les premières électrices d’Essebsi et de Nida en 2014.


Il reste encore à Essebsi à pousser Ennahdha dans ses derniers retranchements en proposant la modification du régime politique et sa transformation en régime présidentiel, un régime plus conforme à la culture politique tunisienne. Le refus d’Ennahdha de changer de régime signifiera qu’elle cherche à pourrir le système politique, à le rendre délibérément instable, vicieux et corrompu, pour y tirer profit sur le plan politique.


Collaborer avec Ennahdha pour les besoins de la transition, oui, mais à condition de garder l’initiative moderniste, civile et rationnelle. Essebsi semble accélérer la cadence vis-à-vis d’Ennahdha. Après la lutte contre la corruption, dont le timing est bien choisi pour une majorité en mal de croissance, le voilà qu’il presse Ennahdha d’adhérer aux réformes de société. Montrer à Ennahdha qu’elle peut ne pas être indispensable, si jamais elle refuse des réformes fondamentales soutenues par l’opinion, après la chute de la dictature, l’adoption d’une nouvelle Constitution et la naissance d’une démocratie.


Il faut savoir qu’en politique, ce qui reste toujours, ce sont les faits de civilisation. L’égalité homme-femme en pays arabo-musulman est certainement un fait de ce type. Mais le coup de pouce du leader est inévitable.


Hatem M'rad