Tunisie – Education, improvisation et liberté
Le rapport entre l’éducation, le progrès et la liberté est encore visiblement malmené par les pédagogues, enseignants, classe politique et gouvernement. L’improvisation en la matière depuis 2011 fait qu’il est difficile de trouver une ligne de conduite, un repère ou de connaitre la philosophie de base du système. Cela est d’autant plus complexe pour eux que l’Education est un domaine qui relève à la fois du politique et du non-politique.
Politique, parce que les politiques publiques, et l’éducation en est une, relèvent du gouvernement. Non-politique, parce que le secteur éducatif échappe dans sa construction pratique et pédagogiques aux politiques. Il est confié plutôt aux éducateurs, psychologues, sociologues, politistes, gouvernements, fonctionnaires, pédagogues, associatifs, parents d’élèves. C’est un domaine multidisciplinaire par essence.
Malheureusement, depuis 2011, le secteur de l’Education vivote dans l’inachevé. Aucun ministre n’est parvenu à parachever une réforme globale. Les projets éducatifs passent de commission en commission, d’experts en experts, de ministre à ministre, et on n’en voit jamais le bout. L’Education semble attachée beaucoup plus à la volonté des ministres en charge du secteur ou aux contraintes politico-syndicales qu’à une philosophie éducative globale, même si des tentatives ont été faites dans ce dernier sens. Une fois que les ministres de l’Education passent, leurs projets de réforme ne leur survivent généralement pas. Pire encore, il arrive que le projet d’un nouveau ministre contredise aussitôt, non sans éclat, le projet de son prédécesseur. Chaque ministre souhaite à l’évidence marquer de son empreinte son passage au département.
Or, on est dans un régime parlementaire mangeur d’hommes, de ministres, de militants et de partis, où la majorité n’est jamais sûre de sa majorité, où l’opposition n’est jamais sûre de rester à l’opposition, où on commence à militer à gauche pour finir par prendre des responsabilités à droite, où les indépendants deviennent des partisans et où on commence par être anti-islamiste pour finir pro-islamiste. Et personne ne voit encore le bout du tunnel. Si bien que la crise de l’autorité de l’Etat apparait surtout comme une crise de la continuité de l’Etat. Dans cette confusion, on n’arrive plus à voir l’essentiel : l’Education, l’Ecole, les Enfants, les Valeurs.
Entre-temps, l’abrutissement des enfants suit son cours « naturel » depuis 2011. Ainsi, malgré les révisions et les réformettes, plusieurs livres scolaires et parascolaires laissent encore à désirer. Ils illustrent parfaitement cette improvisation ambiante, dont l’origine est d’ordre politique. Ceux qui suivent et encadrent régulièrement leurs enfants le savent parfaitement. Les enfants, et nous-mêmes les parents, n’arrivons pas, par exemple, à comprendre les données mêmes des problèmes posées dans les livres aux enfants ou des textes à commenter par eux. Au manque de clarté de beaucoup de livres suivent les mauvaises réponses des correcteurs dans plusieurs livres parascolaires (j’en suis témoin). L’histoire (en arabe) est encore très mal expliquée aux enfants, alors même qu’elle devrait l’être en priorité pour une raison d’intégration nationale ou pour connaître le sens du progrès historique et remettre en cause les métaphysiques du fixisme éternel. Néji Jalloul, l’ancien ministre de l’Education, disait d’ailleurs que, lui-même, en tant que professeur d’histoire à l’Université, il n’arrive pas à comprendre l’histoire telle qu’elle est expliquée dans les livres scolaires. Essayez de lire un chapitre d’histoire dans les livres scolaires, vous verrez comment les auteurs utilisent des paragraphes hachés, sans aucun lien avec l’ensemble ou rentrent dans des détails incompréhensibles pour les enfants.
Dans les livres d’arabe, on en est encore à Halima qui « tajlibou al maa mina al ouadi » (qui ramène l’eau de la rivière), alors qu’on en est aujourd’hui aux micro-ondes et machines à laver. Des phénomènes et progrès actuels, on n’en parle pas. Alors que dans les pays anglo-saxons, les illustrations s’appuient sur les faits du jour, sur les découvertes scientifiques, sur les débats sociaux et sociétaux de l’heure (homosexualité, intolérance, droit des minorités, discrimination, liberté religieuse, migration, environnement, solidarité) sur ce qui intéresse les jeunes au XXIe siècle, sur les stars de cinéma, de chansons ou de sport, sur internet, smartphones, vidéos, photos. Le présent est aussi riche que le passé. Il ne faut pas s’étonner que les jeunes se désintéressent de leurs écoles et lycées. Ils ne s’y sentent pas dans leur siècle, en Tunisie ou ailleurs dans le monde arabe, un monde toujours proche de la fiction au détriment de la réalité. Les jeunes, eux, ils sont ailleurs, dans le monde de leurs smartphones. Ils réclament la liberté, ils veulent même quitter le pays, et aller découvrir la véritable liberté dans d’autres cieux. Ils étouffent chez eux. L’islam et les traditions sont pesants pour eux. Ils ne les comprennent même pas. L’instruction religieuse est désuète, elle ne devrait pas relever de l’école publique. Là encore on y voit des histoires de mythes, de miracle, de fiction sans correspondance aux besoins de la rationalité moderne. On devrait plutôt renforcer le cours d’ « Instruction civique », correspondant davantage à l’idée d’un Etat civil, non religieux. L’empreinte de cette lourdeur spirituelle, nos enfants la trouvent encore dans les paroles, les idées, l’attitude ou l’allure vestimentaire des instituteurs et professeurs. L’abondance des cours particuliers, ainsi que les abandons scolaires massifs dénotent de toute façon que le système scolaire est défaillant à la base. Nos enfants, déjouant tous les adages, n’ont ni une tête pleine, ni une tête bien faite. On le voit bien dans les générations successives qui débarquent à l’Université. On n’a encore appris aux nouvelles générations ni le sens du progrès, ni le sens de la liberté, outre le déficit des qualifications générales.
Il faut arrêter cette hémorragie, cette improvisation sans ligne de conduite ferme et claire, cette pédagogie sans pédagogues, cette Education sans éducateurs, cette Ecole de liberté sans liberté des écoliers, ce progrès sans progression.
Il est grand temps de donner le ton de l’éducation par la liberté. Toute la structure scolaire aurait ainsi intérêt à revêtir un aspect plus démocratique et plus libéral, plus aéré, plus tolérant, plus porté vers les valeurs d’aujourd’hui, dans son fonctionnement, de nature à faciliter la liberté d’expression individuelle et collective pour mieux la canaliser. Les réformes le disent tout le temps, elles ne les réalisent jamais.
On attend encore de nos pédagogues et responsables politiques qu’ils réhabilitent effectivement les nouveaux savoirs et les nouvelles humanités du citoyen du XXIe siècle. De l’écologie à la culture juridique, de l’histoire à l’anthropologie, de la culture scientifique à la sociologie, de la politique à l’économie, du savoir numérique à l’art. Ces « nouvelles humanités » soufflées par de nouvelles pensées pédagogiques induisent de nouvelles manières d’enseigner, la quête de nouveaux pédagogues inventant d’autres moyens pour éveiller, structurer et émanciper les enfants d’internet, de la culture digitale et de l’universalisme. L’enfant a besoin d’être structuré dans sa pensée, il ne pourra l’être et le devenir par une improvisation pédagogique permanente, par des cours ancestraux d’instruction religieuse sur le salafes-salah (l’Etat est neutre sur le plan confessionnel), par une mauvaise qualité des livres scolaires et le contenu de l’enseignement et des instituteurs et professeurs de moindre qualité, eux-mêmes inadaptés à leur époque, faute de recyclage périodique ou permanent.
On est souvent frappé, pas seulement en Tunisie, mais aussi dans les régimes qui ont connu l’autoritarisme et nouvellement démocratisés, par l’incapacité des enfants à choisir, à s’exprimer librement, marqués par une éducation « domination/révolte ». Le maître parle, l’élève écoute, sauf prise de parole à caractère éruptif ou contestataire. Le problème de l’éducation des hommes (et des jeunes) à la liberté, et donc au progrès, n’est aucunement une question théorique, notamment dans les pays qui ont connu des régimes totalitaires ou autoritaires, comme en Europe de l’Est ou dans les régimes arabes. Il s’agit ici d’exercer un véritable effort, voire un combat, visant à la reconquête d’une véritable autonomie intérieure, de passer, comme le dirait le philosophe tchèque Jan Patocka, qui fut l’un des maîtres à penser de la dissidence est-européenne, de « l’âme fermée » à « l’âme ouverte », un défi posé par la modernité même. Attendons encore la fin des improvisations.