Point de vue – Tunisie. Du moralisme à la sainteté politique

 Point de vue – Tunisie. Du moralisme à la sainteté politique

FETHI BELAID / AFP

Le moralisme est l’attitude politique de base de l’opinion arabe et de l’action politique en général. Même dans un Etat arabe semi-laïc, ou prédémocratique, comme la Tunisie, l’attitude morale en politique reste prédominante, tant chez le peuple que chez les dirigeants politiques.

 

Quand on observe le comportement des citoyens tunisiens, mais aussi chez quelques acteurs politiques, et non des moindres, on constate que leurs attitudes, réactions ou analyses sont beaucoup plus de type moral que proprement politique. La politique est classifiée, non pas entre le légitime et l’illégitime ou entre l’efficace et l’inefficace, même pas entre le bon et le méchant, mais entre le mal et le bien. Attitude sans doute de type religieux, enracinée dans l’islam total, incarnant le tout : l’Etat, la société, la politique, la morale, les valeurs, l’éducation, les mœurs. Chose brouillant le jugement politique, en le confondant avec le jugement moral.

Nul ne s’étonne que leur jugement politique soit réduit à des condamnations morales péremptoires. Toutes les situations intermédiaires, toutes les complexités et toutes les nuances du jugement politique, qui constituent la base de l’analyse de l’action politique, sont balayées d’un revers de main. Les opinions ne changent pas, ne s’adaptent pas aux circonstances, n’épousent pas les contours de l’action. Elles condamnent, jugent en dernier ressort, comme un tribunal de l’impiété au temps des croisades ou des tribunaux des Talibans ou de Daech plus récemment. On n’en est pas loin en tout cas. C’est le même esprit qui les anime.

Ceux qui ont compris et surtout accepté la politique telle qu’elle est, irréductible à la morale, même si la morale n’en est pas absente, qui ne cherchent pas la preuve de leur jugement dans les bons sentiments passent, eux, « à côté ». Ce sont les insensés du jour. Faut-il se limiter à penser la politique à travers les acteurs, à analyser leurs décisions, les fins qu’ils poursuivent, analyser leur univers mental et les moyens dont ils disposent, et les rapports de force auxquels ils sont confrontés ? Insensés, ou naïfs, disent les moralistes. Faut-il tenter de décrypter l’incantation déclarée « rationnelle » du discours politique à partir des forces irrationnelles qui s’y cachent derrière ? Insensé pour le moraliste. Faut-il, comme le recommande Max Weber, s’attacher moins à la responsabilité des intentions qu’à la responsabilité des conséquences des choix de l’acteur ? Insensé, dira le moraliste. La palette des moralistes ou moralisants est large et variée.

Les révolutionnaires prétendent détenir une force morale par rapport à ceux jugés conservateurs, comme s’ils détenaient seuls les recettes de la force morale. Les autres, contre-révolutionnaires, sont de l’autre côté de la barrière, avec lesquels aucune réconciliation n’est possible. Les démocrates laïcs condamnent d’un trait tous les islamistes, censés tous être des criminels. Ceux qui ne le sont pas n’en ont pas moins les potentialités. Inversement le discours moral du camp islamiste rejette en bloc tous les laïcs, tous des mécréants à persécuter et à excommunier de la société, même si l’attitude des dirigeants « politiques » islamistes est plus subtile. Elle a du mal à se départir de la condamnation morale des laïcs à partir de l’essence religieuse, mais elle feint d’adhérer à la loi démocratique. D’un côté, l’islamiste est criminel ; de l’autre, le laïc est destiné à l’enfer. Les riches sont tous des voleurs malhonnêtes dans le discours aigri et revanchard du président tunisien, mais les pauvres sont tous par essence honnêtes et entourés de sainteté. Voilà le type du jugement moral en politique en Tunisie, imprégné de religiosité, à titre conscient ou inconscient, notamment en l’absence d’une séparation entre le volet religieux et le volet politique, et tant que l’éducation véhicule un discours quasi-prédicateur. C’est la religion qui produit les mentalités d’une société, ne l’oublions pas. Comme s’il n’y avait des vertueux que dans un seul camp, comme si la morale a établi son siège d’un seul côté.

A leur tour, les facebookers passent un temps interminable, non pas à analyser ou à « commenter », mais à juger et à condamner moralement en dernier recours le camp adverse et les attitudes politiques et sociales qui leur déplaisent et dont ils n’arrivent pas à comprendre tous les ressorts. Le facebook tunisien est à la fois la cour de cassation, le tribunal administratif, la cour des comptes et la cour constitutionnelle de l’action politique. Il tranche dans le vif, sans preuve même, sur la base des fake news. Il déverse toutes les insanités, parce que la méconnaissance subsume en elle-même le jugement hasardeux, simultanément moral, passionné, instinctif et religieux. Le jugement conduit à partir du bien et du mal et s’abrite en effet derrière l’inculture de la complexité. Mais il habite aussi la tête des hommes intelligents qui se mettent au service de dogmes ou d’idéologies moralisantes, de gauche ou de droite, laïque ou islamiste.

La popularité du président tunisien et le soutien de l’état d’exception et de ses excroissances dictatoriales par ses partisans participent de cette attitude. On soutient le président tant qu’il maintient la chasse impitoyable au gibier islamiste, chasse inverse des laïcs audacieux par les islamistes quand ces derniers s’énorgueillissaient d’être au pouvoir. On le soutient parce qu’il entretient l’image de la droiture morale. Le président, dont l’attitude politique est forgée à partir d’impressions et d’idées préconçues, divise alors les Tunisiens en peuple du mal et peuple du bien. Ceux qui n’acceptent pas que sa politique soit réduite exclusivement à des proclamations anti-islamistes incarnent le peuple du mal, condamnés moralement en tant que tels. Le coup de force lui-même du 25 juillet est établi sur la base de cette condamnation morale sans nuance des islamistes et des corrompus de toutes sortes au nom du peuple pauvre, la victime. La violation constitutionnelle de l’état d’exception est bénie par la moralité de la cause. Les erreurs politiques d’appréciation du président commises depuis plusieurs mois sont secondaires au regard du but moral final : l’excommunication des islamistes, la mise à l’écart des corrompus qui lui étaient rattachés, les forces de l’ancien régime. Seul le but est moral. Les moyens se mettent au service du but. Une sorte de machiavélisme à l’envers, de type moral cette fois-ci, pas politique. Les déclarations agressives du président, ses dénonciations de l’injustice, du complotisme, de la corruption, de la résistance du camp du refus, tous mis dans le même tas, doivent être comprises comme l’expression de la sainteté politique. On n’est plus dans le politique, mais dans le providentialisme. Le commerce intellectuel avec les moralistes en politique, comme avec le président, devient impossible. Le refus du dialogue se ressource de cette sainteté politique, l’intolérance du système aussi.

 

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