Démocratie et Réconciliation
Depuis l’indépendance et durant une soixantaine d’années, les Tunisiens ont vécu sous un régime autoritaire, dirigé successivement par deux autocrates : Bourguiba, un despote éclairé, puis Ben Ali, un despote aveuglé. Le parti de Ben Ali était lui-même issu du parti de Bourguiba et se reconnaissait dans sa philosophie. Mais cela n’empêchait pas Ben Ali de déposer son prédécesseur, de renier son œuvre, de falsifier l’histoire (qui était déjà falsifiée sous Bourguiba) au moyen de la propagande et de l’« emprisonner » jusqu’à la fin de ses jours. Une tragédie typiquement shakespearienne : « J’étais le premier à te faire monter au trône, et le dernier à subir ta tyrannie » (Shakespeare cité de mémoire).
Les deux pouvoirs n’ont jamais daigné reconnaître l’autre, le concurrent : partis, syndicats, associations, presse, groupes ou individus. Ils ne reconnaissaient pas la valeur et la pratique de la citoyenneté. Les droits de l’homme étaient le maître de céans de leurs discours, la répression et le déni étaient le fait de la pratique. On n’était certes pas dans le totalitarisme, mais la terreur n’était pas souterraine, loin s’en faut. Emprisonnement des opposants, torture, menaces, licenciements injustifiés des récalcitrants, saisie des journaux, interdiction de la parole libre et des manifestations. Il fallait choisir : ou être pro-Bourguiba ou pro-Ben Ali ou n’être rien, un individu « poussière », comme avant l’indépendance. On ne parle pas encore de « dignité » à ce moment-là. C’est dire qu’on n’imaginait pas Bourguiba ou Ben Ali se réconcilier avec leurs opposants ou leurs « ennemis », d’hier ou du jour : les Yousséfistes étaient les renégats de l’histoire pour l’un, les démocrates étaient des comploteurs permanents pour l’autre. Ces deux catégories reniées ne méritaient d’autre statut que l’échafaud.
Puis est venue « la révolution de la liberté et de dignité » (Thawrat al Hakika wal Karama), comme l’appellent communément les Tunisiens. « Liberté » pour retrouver la démocratie, et « dignité » pour fonder la justice sociale. La révolution a provoqué la chute du dictateur, et, avec lui, la sphère dictatoriale. Comme, en politique on aime habituellement contre quelque chose, on a vu naître une solidarité spontanée du peuple contre l’ancien régime : contre son parti, le RCD, contre ses hommes, contre ses tortionnaires, contre ses snipers. Une convivialité sociale plutôt naïve ou romantique. Les différentes catégories sociales et les différentes populations dans les régions se sont durablement ignorées dans le passé. Du coup, dans l’euphorie de la révolution, tout le monde s’est réconcilié avec tout le monde : le pauvre avec le riche, le communiste avec le libéral, l’athée avec le croyant ordinaire, le chômeur avec l’actif, l’analphabète avec l’instruit. On retrouve du coup l’esprit de la communauté.
Il est alors aussi normal que légitime, après une révolution mettant fin à une dictature, que le peuple, victime principale de l’ère ancienne et de l’« ère nouvelle », puisse en découdre avec ses persécuteurs d’hier et réclamer justice et réparation contre ses oppresseurs et les voleurs. Cela ne s’est pas passé autrement en Espagne, au Portugal ou dans les pays de l’Europe de l’Est. Désormais, le pays cherche à construire une démocratie. Pour cela, et sans brûler les étapes, il doit passer par une justice de transition, une justice qui essaye d’adapter les principes de base du droit à la conjoncture politique exceptionnelle. Une justice qui vise surtout à ce que le peuple se réconcilie avec les hommes de l’ancien régime, une fois qu’il ait obtenu réparation et justice, même de manière symbolique.
De fait, une justice de transition a été négociée entre les différentes parties sous la troïka. Une autorité indépendante a été créée en marge de la Constitution, l’Instance Vérité et Dignité (IVD), dont les membres ont été élus par l’ANC, par une majorité importante tributaire des islamistes, du CPR et d’Ettakatol, c’est-à-dire par les groupes politiques qui ont été les victimes du premier peloton du régime autoritaire. Ce n’est pas un hasard si la présidente de cette instance a été confiée à Sihem Ben Sedrine, une des victimes des persécutions de Ben Ali, et surtout proche de ce groupe. On a eu tort.
L’IVD a été en effet viciée à la base. Au lieu de choisir une personnalité indépendante à la tête de cette instance, qui puisse avoir les compétences requises et la sérénité nécessaire à ce type de travail, la troïka a délibérément mis une militante politique, doublée d’une victime de l’autoritarisme pour « juger » (dans tous les sens du mot) l’ancien régime. Du coup, l’instance est devenue juge et partie. Or, c’est une loi éternelle qu’un juge ne peut être en même temps juge et partie à l’affaire soumise à son jugement. Une malformation qui a gêné tout le travail postérieur de l’IVD, et surtout sa crédibilité et son image auprès de l’opinion. Même si cette instance a aussi fait des choses qui n’ont pas été négatives. Du coup, l’IVD, et surtout sa présidente, n’ont pas toujours été dans la nuance. On a mis tout le monde dans le même panier : membres de l’ancien régime malhonnêtes et honnêtes, hommes d’affaires véreux et profiteurs, fonctionnaires manifestement corrompus et fonctionnaires objets de menaces et pressions. La présidente de l’instance a fini par politiser l’instance à force de vouloir être impitoyable avec toute la bulle de l’ancien régime. Elle donnait l’impression à la classe politique et à l’opinion qu’elle voulait moins la justice que la peau de ses anciens persécuteurs. C’est l’histoire du persécuté-persécuteur. Elle a voulu appliquer en quelque sorte la loi de la guerre : juger les vaincus par les vainqueurs, par la seule loi politique des vainqueurs et non par l’équité. La justice de transition n’est ni laxisme, ni vengeance. Son mal principal est la politisation, sa vertu est l’équité.
La troïka a eu le tort de désigner une des militantes victimes de l’ancien régime à la tête de cette instance, même pour un mandat limité. Un magistrat ou un avocat d’expérience à la tête de cette instance aurait suffi pour rassurer tout le monde. Ce n’est pas un hasard si Chawki Tabib a fini par faire l’unanimité autour de lui pour ce qui concerne l’instance dont il a la charge pour la lutte contre la corruption. Le gouvernement lui-même, après quelques gesticulations, a fini par le suivre et répondre à ses désidératas. Par contre, les gouvernements successifs et Essebsi n’ont pu accepter les excès de la présidente de l’IVD. C’est l’acharnement de cette dernière qui a suscité le projet de loi de réconciliation économique du président Essebsi, tentant d’amnistier les hommes d’affaires moyennant remboursement des indus. C’est elle qui a encore indirectement provoqué la loi sur la réconciliation administrative, adoptée ces jours-ci « dans la douleur », à la suite d’une bataille rangée menée par l’opposition en séance plénière, qui a même fracturé le rang islamiste, d’habitude discipliné au parlement (certains islamistes ont voté contre la loi et contre les consignes d’Ennahdha).
Un abus entraîne un autre. Essebsi voulait imposer coûte que coûte « sa » loi cette fois-ci, sans tenir compte de l’avis ou des moyens dilatoires de l’opposition, comme il l’a fait pour l’ancien projet de loi de réconciliation économique, qui fut chahuté par l’opposition. Il voulait aussi empêcher l’IVD d’élargir démesurément ses compétences matérielles. En somme, on a oublié qu’on est en démocratie, et qu’en démocratie on est tenu de respecter les formes. Or, la majorité n’a pas voulu attendre l’avis consultatif du Conseil supérieur de la magistrature, vis-à-vis duquel elle n’était pas d’ailleurs liée sur le plan juridique, car cet avis n’est pas conforme. Un avis qui a tardé à venir estime la majorité à sa décharge. On ne sait pas pourquoi le CSM a traîné pour donner cet avis consultatif. En tout cas, l’opposition va bientôt déposer un recours pour inconstitutionnalité de la loi.
C’est dire que la justice de transition ne semble pas être une réussite en Tunisie. Elle n’a pas été consensuelle. La classe politique a fait globalement preuve de maturité pour la Constitution, pour le dialogue national et pour d’autres compromis, comme pour le gouvernement d’union nationale. Mais, pour ce qui concerne la justice de transition, elle n’a pas eu la lucidité politique nécessaire pour mettre cette question à l’abri des tiraillements politiques, alors même que le sujet est très délicat.
C’est dire que la justice de transition n’est ni une réussite, ni un échec total dans la transition tunisienne. La troïka a vicié et politisé le système à la base. En retour, Essebsi et Nida tentent de retrouver une certaine marge en la matière. Des deux côtés, on a fait de la justice de transition une justice partisane. Contre les vengeurs enragés, il faut dire que la démocratie suppose la réconciliation du peuple avec sa classe politique, la réconciliation du présent avec le passé, comme elle suppose la mesure, la tempérance et la nuance. Contre les calculateurs politiques, il faut dire que la réconciliation est l’ennemi des arrière-pensées politiques. L’Equité est bien la grande absente de cette justice déjà dérogatoire.
Hatem M'rad