Démettre un ministre par un syndicat sectoriel

 Démettre un ministre par un syndicat sectoriel

Tunis


En démocratie, et en régime parlementaire, un ministre est en principe démis de ses fonctions par le chef de gouvernement, notamment lorsqu’il y a un changement de politique gouvernementale ou lorsqu’il y a insuffisance de résultats, en cas de faute politique ou d’incompatibilité d’humeur avec le chef du gouvernement, ou encore lorsqu’il s’oppose lui-même à la politique gouvernementale. 


Le chef de gouvernement peut également écarter un ministre, lorsque celui-ci n’a plus la confiance de la majorité parlementaire, ou à la demande du Président de la République. Un ministre peut encore être écarté à la suite de pressions de l’opinion publique(voire des réseaux sociaux). Son départ peut enfin être demandé par le syndicat, l’UGTT, lorsque le ministre « s’obstine » ou s’oppose à sa volonté. Toutes ces hypothèses ont eu lieu, ou presque, dans la transition tunisienne.


Il est vrai que l’UGTT a souvent son mot à dire dans la désignation des ministres. Il lui est arrivé d’opposer son véto sur certains d’entre eux. Elle peut même donner le nom de leurs remplaçants. Elle s’est opposée par exemple à la désignation au gouvernement de Youssef Chahed en août 2016 à Mohamed Khelil, ministre des Affaires religieuses et à Slim Chaker, le ministre des Finances, celui-ci pourtant proche du président de la République et des dirigeants de Nida. Et elle n’a pas manqué d’obtenir gain de cause. Comme elle a demandé et obtenu le remplacement de Mahmoud Ben Romdhane, le ministre des Affaires sociales en 2016, avec lequel elle était en conflit sur la question du prolongement de l’âge de la retraite. L’UGTT est de surcroît aujourd’hui en position de force, puisqu’elle est signataire de l’accord de Carthage et elle fait indirectement partie du gouvernement d’union nationale, à travers deux de ses anciens dirigeants, devenus ministres, l’un aux affaires sociales (Mohamed Trabelsi), l’autre à la fonction publique et la gouvernance (Abid Briki).Le gouvernement, à son tour, a besoin de son appui, raison d’être de l’accord de Carthage. Appui qu’elle a bien négocié avec le nouveau chef du gouvernement Youssef Chahed, lors des pourparlers sur la constitution du gouvernement.


Mais, que l’UGTT demande le départ d’un ministre avec lequel elle est entrée en opposition est une chose, d’ailleurs politiquement admise, en tant que force sociale, attachée à la collaboration avec le gouvernement. Il arrive souvent que l’UGTT s’insurge contre le gouvernement ou certains de ses ministres. C’est de bonne guerre en démocratie. Que le départ du ministre de l’Education, Néji Jalloul, soit cette fois-ci demandé, non pas par l’UGTT, en tant que Centrale syndicale, en ce qu’il s’oppose à sa politique sociale générale, mais par le syndicat de l’enseignement secondaire, dirigé par Lassâad Yaâcoubi, relevant de l’UGTT certes, mais exprimant des intérêts sectoriels, est autre chose. D’autant plus que l’UGTT n’a rien déclaré de manière officielle à ce sujet et que la question semble relever des incompatibilités d’humeur entre deux hommes.


C’est vrai que Néji Jalloul est un ministre turbulent, fonceur, égocentrique, direct et parfois peu politique, ne parvenant pas toujours à se retenir et à modérer ses propos. Il essaye souvent de tout ramener à lui, y compris les résultats du travail collégial de la Commission qui s’est penchée des mois durant sur la réforme de l’Education, dans le but de séduire l’opinion publique et d’entretenir son image. Le ministre se flatte souvent d’avoir, en tant qu’acteur politique, la meilleure cote de popularité dans les sondages, plus même que celle du président Essebsi. C’est vrai que son agitation a donné à plusieurs reprises l’impression qu’il improvise, qu’il agit sans méthode. Perception résultant des réformes introduites par petites doses au beau milieu de l’année scolaire, souvent incomprises par les enseignants et les parents d’élèves. C’est vrai aussi qu’un Réformateur à la tête d’une mission d’avenir aussi complexe et sérieuse que consensuelle que celle de l’Education, se doit d’avoir des vertus de patience, de pondération, d’humilité. Vertus qui, visiblement, ne sont pas courantes chez le bouillonnant ministre, qui apparaît plutôt comme un réformateur de type polémiste. Ce n’est pas un hasard s’il a fini par irriter les syndicats de l’Education, et même une frange des enseignants.


Mais, le ministre de l’Education a surtout la tâche d’accomplir et de mener à son terme une réforme déjà approuvée politiquement dans ses grandes lignes par le gouvernement, le président de la République, la majorité parlementaire, et la société civile. Une réforme à laquelle ont été associés aussi bien les membres de l’UGTT et des syndicats de l’enseignement primaire et secondaire que les partis et la société civile.


A quoi bon alors changer de ministre de l’Education aujourd’hui, si tout le monde est d’accord sur les principes fondamentaux de la réforme, à défaut peut-être de son rythme et de ses modalités pratiques ? Que le syndicat de l’enseignement secondaire demande le limogeage de la personne du ministre de l’Education, cela veut dire qu’en principe il est toujours d’accord sur les bases de la réforme. Néji Jalloul ne conduit pas « sa » réforme, mais la réforme du gouvernement, de l’Etat, voire du peuple qui a élu majoritairement son parti aux législatives et son président aux présidentielles. Et puis, l’Etat a d’autres chats à fouetter.


Aujourd’hui, le 22 février, les enfants ne sont pas aux écoles, collèges et lycées, et cela risque de se prolonger. Pour la énième fois, les syndicats de l’enseignement primaire et secondaire appellent toutes les structures syndicales et tous les enseignants à un mouvement de grève, visant à réclamer le limogeage d’un ministre, officiellement en raison du blocage du dialogue avec lui. Un ministre qui a porté, d’après eux, atteinte à la dignité des enseignants à plusieurs reprises (qu’est-ce que « la dignité » des enseignants) et qui cherche à conduire de manière unilatérale, voire pour son propre compte, une grande réforme de l’Education.


Comment se fait-il que les syndicats du primaire et du secondaire demandent de manière pressante, urgente, le changement de ministre ? D’ailleurs les ministres de l’Education et de l’Enseignement Supérieur sont traditionnellement changés à la fin de l’année scolaire et universitaire, et non au cours de l’année. Pourquoi la manière est différente cette fois-ci ? Comment se fait-il que les réclamations soient aussi futiles et superficielles ? Elles sont si peu convaincantes qu’elles ne dissimulent plus des arrières pensées politiques. L’UGTT a l’habitude de demander habilement le changement d’un ministre, lorsqu’elle a de mauvais rapports avec lui ou lorsqu’il constitue un obstacle à son activité et à son influence. Elle négocie discrètement la question, généralement avec le chef du gouvernement ou avec le président de la République. Elle cherche rarement à alerter ou à associer l’opinion, sachant que le gouvernement a sa propre légitimité et que la question est délicate.


Pourquoi aujourd’hui les deux syndicats et leurs dirigeants posent un dictat trop voyant, qui ne semble pas s’insérer dans une réclamation d’ordre professionnel ou syndical ? Cette visibilité du diktat, d’une grève et d’une mobilisation générale décidées juste dans le but de renvoyer un ministre, semble douteuse. Alerter spectaculairement l’opinion sur la demande de limogeage de Néji Jalloul signifie-t-il pour les syndicats sectoriels qu’ils n’ont pas trouvé l’écoute nécessaire auprès de la Centrale syndicale mère ou auprès des hautes autorités politiques de l’Exécutif, qui semblent appuyer leur ministre, du moins jusqu’à preuve du contraire ? Cela fait-il partie d’une stratégie de réclamation ascendante voulue par l’UGTT, censée commencer par la base pour être parrainée par la suite par la Centrale ? L’UGTT est-elle gênée par son association, même indirecte, au gouvernement d’union nationale, l’inclinant à se rabattre sur les syndicats sectoriels de l’enseignement secondaire et primaire, même si elle a averti dès le départ que l’accord de Carthage ne liera pas ses mains pour l’avenir?


Ennahdha pourrait chercher encore, discrètement, à faire une percée dans un secteur culturel, politiquement stratégique pour un parti islamiste ou à référence islamique, intéressé par une politique d’endoctrinement patiente. Elle est pour l’instant vraisemblablement dépossédée du secteur éducatif à l’échelle gouvernementale. Un secteur qu’elle voulait déjà verrouiller lors de la discussion de la Constitution (on se souvient des débats houleux sur le projet de l’article 38 sur l’Education). Ennahdha pourrait chercher, en effet, à se prémunir contre un éventuel verrouillage des mosquées à l’avenir, lui laissant moins d’emprise sur les âmes. Pourquoi alors ces rumeurs qui reviennent à chaque heurt des syndicats des enseignants avec le ministre de l’Education,  sur la candidature de Mohamed Goumani à ce poste ? Celui-ci a milité au sein du Mouvement de la Tendance Islamique dans les années 80, puis a fondé, après la Révolution, le parti « Al-Islah wa-Tanmia », puis a rejoint officiellement Ennahdha en septembre dernier. Il se déclare toujours prêt pour assumer cette haute charge au ministère, qui semble pourtant dépasser sa petite personne? Ennahdha est-elle impliquée dans l’agitation du syndicat de l’enseignement secondaire et de la turbulence récurrente de son secrétaire général, Lassâad Yaâcoubi, qui tente de faire de la politique par d’autres moyens, mais pour le compte de quel parti : nationaliste ou islamiste ?


Hatem M'rad