Déficit des professionnels de la politique
Que peut-on souhaiter de plus à la classe politique tunisienne, pour la nouvelle année 2017, et surtout pour l’avenir, qu’un surplus de compétence politique, lui permettant de maîtriser ses dossiers, de gouverner efficacement, de délibérer justement et d’agir opportunément, de stabiliser les partis, de surmonter, en un mot, tous ces grands défis toujours menaçants : croissance, chômage, terrorisme, régions, crises sociales, éducation, partis, élections.
Les Tunisiens attendent toujours l’amélioration de leur sort six ans après leur révolution. Ils ne doivent pas ignorer qu’une telle amélioration de leur sort est étroitement scellée à la compétence politique et au savoir-faire de leurs dirigeants et de leur classe politique, toutes tendances confondues.
Il est vrai que depuis la Révolution, les Tunisiens n’ont cessé de critiquer l’amateurisme de la nouvelle classe politique – parlementaires, membres de partis et même de gouvernement – qui pour la plupart étaient, par la force des choses, ou des militants clandestins ou reconnus dans des partis interdits ou tolérés, ou des militants associatifs sans partis, ou exerçaient d’autres métiers non politiques : technocrates, hauts fonctionnaires, banquiers, avocats, médecins, enseignants et universitaires, ou des syndicalistes. Sans oublier les islamistes, mi-prêcheurs de mosquée, mi-militants. En 23 ans de règne, en persécutant les militants et en verrouillant les libertés, Ben Ali a fini par user et épuiser l’élite politique du pays. La classe dirigeante Rcédiste, plus expérimentée, a été, elle, délibérément écartée des leviers de commande de la transition, ainsi que les membres de l’opposition qui lui étaient affiliés. Aux côtés de quelques rares professionnels de la politique, on avait beaucoup d’amateurs à l’ANC d’hier et à l’ARP d’aujourd’hui, dans les gouvernements successifs et dans les innombrables nouveaux partis. Ce n’est donc pas un hasard si la Tunisie manque terriblement de professionnels de la politique au sens strict du terme. Qu’est-ce alors qu’un « professionnel de la politique » ? Et comment s’est-il manifesté dans l’histoire contemporaine de la Tunisie ?
Dans la vie politique moderne, le terme « professionnel » de la politique est apparu aux Etats-Unis. Un type qu’on appelait the Professional ou the Boss, pour décrire la nouvelle fonction d’un homme qui se consacre à la politique, en somme, un entrepreneur politique. Cet homme est devenu indispensable pour le parti, chargé de recueillir des fonds et de l’argent pour des fins électorales, dans le but de mobiliser les électeurs et de gagner le plus de voix possibles aux élections. Cet homme n’est ni un doctrinaire, ni un idéologue, il n’a à la limite ni principes, ni états d’âme. Seule comptent pour lui la récolte des fonds et le nombre de voix que le parti devrait recueillir aux élections. Il ne cherche que le pouvoir, pour le parti, pour lui, pour ses ressources symboliques et matérielles. Dans ce sens, les professionnels de la politique, ce sont ceux qui ont plus de pouvoir que d’autres.
C’est un homme qui n’apparaît pas au grand jour, comme les leaders politique. C’est un homme de l’ombre, qui sait par sa discrétion gagner la confiance des contributeurs financiers du parti, qui sait aussi prendre contact avec les gens et créer des réseaux. Il était à l’origine, au XIXe siècle, plutôt avocat, propriétaire, commerçant ou créancier. N’oublions pas que la structure des partis américains est subordonnée aux nécessités et aux luttes électorales. Le parti ne mobilise pas en permanence comme dans les démocraties européennes, mais juste à l’approche des élections. Le boss est un des rares permanents du parti devant assurer l’essentiel, et préparer en profondeur les échéances électorales. Il va contribuer à l’émergence d’une bureaucratisation de l’activité politique, d’une oligarchie politique spécialisée, travaillant à plein temps et rémunérée. Il s’agit d’une des résultantes de la démocratie représentative et de l’universalisation du suffrage universel.
Du coup apparait la distinction célèbre de Max Weber entre les professionnels de la politique et les amateurs éclairés. Ces derniers deviennent au sein du parti des « profanes » par rapport aux premiers. Pour lui, l’homme politique professionnel est celui « qui vit de la politique », celui pour lequel la politique est un métier, et de laquelle il reçoit une rémunération. Il peut être ministre, député, membres permanents du parti. Il ne suffit pas ainsi de vivre pour la politique, comme c’est le cas des passionnés de la politique, il faut surtout vivre de la politique, pour en faire un métier. Cela exclut ceux qui ne vivent pas de la politique, n’en reçoivent aucune rémunération, et qui restent des amateurs politiques. Celui qui vit pour la politique est censé être indépendant sur le plan économique ou vivant de sa propre fortune (bourgeois, rentier, noble), celui qui vit de la politique exerce un métier rémunéré pour une activité proprement politique. Ses revenus provenant de l’exercice permanent d’une fonction politique. Ce sens-là est ainsi devenu le sens strict, objectif et logique de la notion de « professionnel de la politique.» Une profession rémunérée s’identifiant au parlementaire, au ministre ou au permanent du parti.
En Tunisie, de manière spécifique, l’élite politique moderne va sortir du Collège Sadiki, œuvre du réformateur politique Khereddine Pacha, à partir de 1875. Un collège rompant avec la culture zeitounienne ou traditionnelle, et professant un enseignement moderne et scientifique. Cette élite, acquise à la culture moderne, aura un grand rôle à jouer dans le mouvement de lutte contre la colonisation et dans la naissance du parti destourien en 1934. Le mouvement de lutte contre la colonisation va alors produire un nouveau personnel politique, autour du leadership bourguibien, formé au sein du parti destourien par le militantisme de terrain, au-delà de sa formation de base, scolaire ou universitaire. C’est d’ailleurs auprès de ces militants politiques que Bourguiba va puiser, les premières années après l’indépendance, pour le choix de ses collaborateurs dans les premiers gouvernements. Tous les militants qui ont accédé dans les premiers gouvernements après l’indépendance, comme ceux qui sont devenus des parlementaires, même sous un parti unique, sont rentrés à partir de là dans le moule de Weber. Ils vivent désormais de la politique et sont rémunérés pour leurs fonctions politiques respectives : parlementaires, ministres ou fonctionnaires du parti au pouvoir.
Toutefois, « mangeur d’hommes », comme disait Mohamed Mzali, Bourguiba a fait le vide autour de lui. Tantôt, il écartait les rivaux politiques (comme les clans de Ben Youssef, de Ben Salah, de Mzali ou de Wassila) ; tantôt, ce sont les rivaux eux-mêmes qui le quittaient (les libéraux et réformateurs du congrès de Monastir, Mestiri, Essebsi et autres). Par ailleurs, les grandes figures historiques ont progressivement disparu. La deuxième partie de son règne était remplie de personnalités qu’il ne connaissait pas personnellement et par des hauts fonctionnaires anonymes, du moins au gouvernement. Les militants de moindre importance, on les trouvait surtout au parlement. Quant à Ben Ali, de formation militaire et ayant fait un coup d’Etat, méfiant envers les politiques, et notamment les Destouriens, ses gouvernements étaient envahis par les hauts fonctionnaires et les technocrates, plus dociles à la tâche.
Les technocrates se sont diversifiés durant la transition, toutes tendances confondues, du moins sur le plan gouvernemental. Ils cohabitent de manière plus ou moins équilibrée avec les politiques, selon les gouvernements. Sous la troïka, ils sont plus nombreux à l’ANC qu’au gouvernement. En revanche, il y avait relativement plus de technocrates que de politiques, à partir du gouvernement Jomaâ, et jusqu’au gouvernement actuel de Chahed. Les militants de partis, nouveaux ou anciens, on les retrouve plutôt, durant la transition, au parlement.
La définition de Weber, il faut le dire, n’est pas toujours satisfaisante, elle peut même créer parfois un certain malaise. Si le professionnel est censé vivre de la politique, et rémunéré par elle, le technocrate de type ingénieur, fonctionnaire, médecin ou autre, sans étiquette partisane ou sans passé militant, appelé à être membre de gouvernement, dans la phase autoritaire, comme durant la transition démocratique, acquiert en l’espèce un statut politique ambigu ou chancelant, celui non pas d’un professionnel au sens plein, mais d’un « amateur » professionnalisé. Même le ministre des affaires religieuses ou le Mufti de la République ayant rang de ministre, profane en la matière, tout comme le technocrate ou l’indépendant (qui ont rarement fait leurs preuves dans une activité partisane), sont considérés en ce cas comme des professionnels politiques par rattachement du fait de leur enrôlement au gouvernement.
Au fond, le ministre technocrate ou indépendant n’est, à proprement parler, un professionnel de la politique, ni par sa formation (notamment s’il est scientifique ou prédicateur), ni par l’activité militante. Il l’est seulement par le fait d’avoir eu l’occasion d’être désigné ministre par la volonté du chef de gouvernement. Il a fait toute sa carrière dans un domaine technique autre que politique, supposant une autre éthique, un autre comportement. Certes, une fois désigné au gouvernement, et qu’il ait adhéré éventuellement à un parti, avant ou après sa désignation au gouvernement, ou aussitôt remporté un siège au parlement et en se faisant réélire, il devient rémunéré pour ses fonctions politiques au gouvernement ou au parlement. Il vivra à ce moment-là de la politique. On n’en disconvient pas.
Mais, s’il fait une brève apparition au gouvernement (6 mois, un an, deux ans) ou au parlement (un seul mandat), il revient aussitôt à son métier d’origine. D’ailleurs, si on revient à Max Weber, celui-ci considérait encore que le professionnel politique est historiquement issu de l’oligarchie des partis, comme le boss américain, l’homme phare du parti. Si le professionnel de la politique est celui qui exerce un métier, il s’agit d’un métier permanent, pas accidentel ou temporaire.
Au fond, n’est pas professionnel de la politique qui veut. Le professionnel idéal et plein de la politique est celui qui doit l’être par la formation universitaire, par le militantisme et par la fonction. En Tunisie, depuis la révolution, on a vu beaucoup d’appelés, mais peu d’« élus ». Et meilleurs vœux.
Hatem M'rad