Point de vue – Tunisie. Déficit de la « vita activa »

 Point de vue – Tunisie. Déficit de la « vita activa »

Les Tunisiens vivent un repli dramatique sur eux-mêmes et un déclin de leur sens civique face à un pouvoir qui exploite leur passivité à bon escient.

 

En langage familier, on dit souvent que l’homme ne vit pas seulement de subsistance alimentaire, comme les bêtes, il vit aussi de nourriture spirituelle. En langage moderne, on dirait que l’homme n’est pas seulement un ventre et une âme, il vit et évolue à partir de la triade « travail », « œuvre » et « action ». Une triade rappelée par Hannah Arendt, en s’inspirant de la philosophie aristotélicienne, notamment dans La condition de l’homme moderne (Paris, Calmann-Lévy,1983). Le « travail » est nécessaire à la vie, et correspond au processus biologique du corps humain, mais il n’offre aucun moyen d’expression de la liberté. L’« œuvre » est ce qui est destiné à l’usage et non à la consommation, c’est ce qui est appelé à durer. Elle appartient au monde commun des hommes et symbolise l’appartenance au monde. Mais l’« action » de l’homme agissant est « la seule activité qui mette directement en rapport les hommes » en société, et « correspond à la condition humaine de la pluralité » et de la liberté (H. Arendt, p.41).

 

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Les Grecs nous ont ainsi appris les nécessités de la « vita activa », moteur de civilisation politique et de quête de vertu et de bien commun. L’homme qui agit serait le seul à entretenir des rapports directs avec les autres, à se soucier de leurs problèmes et affaires, et à dialoguer avec eux. En un mot, il est l’homme qui s’engage dans la Cité, qui n’accepte pas le statut de l’isolement, par essence non civique et non sociale, loin des soucis de ses semblables. L’action, la « vita activa », se déroulent à l’aide de la « parole » et de l’« acte ». L’action des hommes, les uns envers les autres, est le seul moyen de l’homme d’entrer dans le domaine public qui lui appartient et de sentir son appartenance à la communauté politique. Or, l’action est une activité essentiellement politique et la participation civique est le mode d’accomplissement par excellence de l’être humain. Puisque le politique est le symbole du commun.

 

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Les philosophes grecs voulaient réhabiliter la vita activa aux dépens de la vita contemplativa, pour renouer avec la participation civique, la vertu et rompre avec la misère du repli sur soi dans son domaine privé, par pur intérêt égoïste, par défaitisme ou même par conviction. Dans la polis, pensait Aristote, les individus ont les chances de se considérer égaux justement par l’action commune. Une vie entièrement privée, un repli total, en dehors de la cité, nous prive de ce qui nous lie aux hommes et aux choses essentielles à une vie proprement humaine. C’est, comme dirait Arendt, « être privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et entendu par autrui, être privé d’une relation « objective » avec les autres, qui provient de ce que l’on est relié aux autres et séparé d’eux par l’intermédiaire d’un monde d’objets commun, être privé de la possibilité d’accomplir quelque chose de plus permanent que la vie » (p.99). Le pouvoir lui-même n’est plus dans cet esprit perçu comme une masse pesante, coercitive et dominatrice, mais comme une « mise en commun des actes et des paroles ». En d’autres termes, ce sont la liberté et l’action des hommes qui font le pouvoir ou y conduisent. Nous ne serons jamais libres tous seuls, sans les autres, par le seul rapport avec nous-mêmes, chose de plus en plus inquiétante en Tunisie où on a choisi le camp de l’apathie. La liberté n’est ressentie que dans nos rapports avec les autres ou vis-à-vis du pouvoir. Elle suppose la présence et la compagnie des autres et une participation civique, comme elle suppose aussi une scène ou un espace public, comme la supposait la théorie habermassienne ou encore la théorie républicaniste de John Pocock, d’après lequel le républicanisme civique est redevable à Machiavel (Le moment machiavélien, Paris, PUF, 1975), notamment dans son Discours sur la première décade de Tite-Live.

 

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Contrairement à ce que croient nos concitoyens, adeptes du repli sur soi face au détestable et anachronique despotisme, méprisant au plus haut point leur humanité civique, il y a bien coïncidence entre politique et liberté et non discordance imaginaire. On connaît le vieux débat du XIXe siècle, toujours d’actualité, entre la liberté-autonomie et la liberté-participation (Constant, Tocqueville), et on sait que sans la liberté politique, point de liberté privée. La liberté ne commence pas quand la politique finit, mais quand notre sens de la « vita activa » se réveille pour rejoindre le commun et les autres. Ni la vertu humaine ni la corruption du système ne sont en Tunisie du côté de ceux auxquels on croit. Ici, « le moment machiavélien », c’est-à-dire le « moment républicain », cette vertu civique et participative, semble entérinée par les gouvernants certes, mais aussi par les gouvernés, comme s’ils n’étaient pas les véritables propriétaires de leur pays depuis la révolution, comme s’il n’y avait rien de commun entre eux, comme s’il n’y avait pas de communauté. L’action des hommes, la « vita activa » des citoyens brimés se réduisent béatement et dans l’esprit du prince, à des interminables complots ou menaces du pouvoir, à des actes de corruption ou de lobbyisme, mais jamais à des faits libres d’actions plurielles, concurrentes, en quête du bien commun, nécessaire au vivre-ensemble.

A défaut de bien commun, il y a priorité du bien privé, et du côté des gouvernants et du côté des gouvernés. Une complicité malsaine.

 

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