Point de vue – Tunisie. De l’honnêteté en politique
L’honnêteté politique reste un des thèmes d’actualité permanente tant dans les démocraties que dans les systèmes autoritaires ou autres. Le pouvoir politique, ses abus, posent toujours le problème de l’honnêteté et de sa confrontation avec la réalité.
Il est toujours intéressant, en tout cas toujours d’actualité, de s’interroger sur l’honnêteté politique et notamment sur les dirigeants qui se réclament de l’honnêteté politique, ceux qui en font leur cheval de bataille contre le personnel politique corrompu, sans distinction. On parle ici de l’honnêteté des dirigeants politiques responsables et non de leur honnêteté personnelle, même si on ne peut souvent écarter les amalgames ou les interversions entre l’une et l’autre.
>> A lire aussi : Présidentielle/Tunisie. Depuis Monastir, l’annonce d’une candidature entre les lignes
J.-J. Rousseau visait dans sa philosophie l’honnête homme en politique, en recommandant la soumission de l’action politique aux impératifs de la morale et de l’honnêteté. Ce faisant, il a confondu les exigences particulières et de la politique et celles de la morale. Les Grecs anciens, comme Aristote, recommandaient certes la justice, la recherche du bien public et la morale en politique, mais ce qu’ils appelaient la vertu, était un mélange de sagesse, d’aptitude politique et de modération dans l’exercice du pouvoir. On peut même se demander tant dans les démocraties modernes que dans les régimes autoritaires s’il est possible que les hommes politiques, et notamment ceux qui sont au pouvoir, de demeurer honnêtes, tant ils sont sollicités de tous côtés, tant ils doivent trancher, décider vite, marchander entre les intérêts des uns et des autres. Tout cela a un prix. Les choix politiques ne sont pas toujours justes ou impartiaux. Ils sont souvent faits au détriment et au profit de quelques catégories, si bien que l’intérêt général finisse par relever des élucubrations politiques. C’est dans ce sens que Sartre, en parlant des hommes politiques, disait qu’ils ont « les mains sales », entachées de boue et de sang. Machiavel pensait, lui, que si un prince voulait garder le pouvoir et être efficace, il doit nécessairement agir contre la morale. Kant disait que si une politique guidée par la morale est possible, une morale propre à la politique paraît illusoire, car les règles de la politique bafouent régulièrement la morale.
>> A lire aussi : Point de vue. Singer la démocratie
Normalement, en démocratie, ce sont ou les citoyens ou les contre-pouvoirs, c’est-à-dire les institutions correctrices, comme les cours de justice, la presse, l’opposition, entre autres, qui décident de l’honnêteté et de la malhonnêteté de l’homme politique. Trump a été jugé malhonnête durant son dernier mandat, notamment par la justice, par la presse et par l’opposition démocrate. Mais l’homme politique ne peut prétendre lui-même être honnête. L’honnêteté risque alors de frôler le cynisme et l’hypocrisie. On ne peut pas être juge et partie. Malgré tout, Trump se proclame encore honnête jusqu’à ce jour devant les juges et l’opinion. Il se considère victime d’une manipulation politique, en dépit de sa malhonnêteté politique avérée. Lui, il a cherché à corrompre la démocratie, à renier ses principes fondamentaux, tout en se corrompant lui-même.
>> A lire aussi : Point de vue. L’opinion publique maghrébine existe-t-elle ?
Kais Saied a réalisé un coup d’Etat à la base en violant la constitution et les lois de la République qu’il était chargé de protéger, sous prétexte qu’il devait assainir le système politique, corrompu et chaotique, mettre à l’écart les islamistes, responsables de la décrépitude du pays et des institutions. C’est comme s’il invitait à l’avenir tous les hommes politiques à faire un coup d’Etat téléologique, destiné à réaliser la justice ou la liberté ou le bonheur ou la prospérité des citoyens, selon les valeurs des uns et des autres. L’acte inaugurant son règne était déjà malhonnête et immoral sur le plan politique. Le droit participe aussi de la morale, ne l’oublions pas, parce qu’il protège les citoyens et exclut l’injustice. Un gouvernement ou un pouvoir honnête est celui qui repose sur le respect des citoyens et la recherche du bien commun, et donc qui exclut l’arbitraire. Les libéraux français après la Révolution, qui ont fondé de grands espoirs sur Bonaparte, ont applaudi son coup d’Etat du 18 Brumaire (1799). Ils voyaient en lui non seulement l’homme de la situation, mais un homme des Lumières et un stabilisateur de la Révolution, trop agitée, trop anarchique et trop meurtrière. Ils ont aussitôt déchanté lorsqu’ils ont vu la confiscation progressive de toutes les institutions du Consulat, une par une. L’abus de pouvoir et la répression ne sont jamais honnêtes en politique. Saied n’a pas fait autre chose. Il a suivi le même itinéraire, tout en continuant à s’attaquer obstinément dans ses discours à l’injustice et à la corruption, aggravant encore davantage l’injustice, la pauvreté et la désolation économique par ses partis pris métaphysiques, trop éloignés de la misérable réalité du jour.
>> A lire aussi : Point de vue. Combattre le populisme aux présidentielles
Aujourd’hui le président juge et partie, qui se présente aux prochaines élections présidentielles, voudrait suivre le modèle de Ben Ali en choisissant des candidats concurrents à sa mesure. Il disait tout récemment, comme si les élections et le code électoral étaient sa chose personnelle : « Non aux candidats de l’étranger, aux traîtres ». Si on ajoute « non aux corrompus », « non à ceux qui sont en prison », « non à ceux qui s’opposent frontalement à moi », il ne restera plus rien. Au final, « oui aux candidats choisis par mes soins ». Il disait encore explicitement pour fausser le jeu, et à contrecœur, « accepter les critiques, inévitables en politique », concession sans doute de type électoraliste. L’honnêteté politique que Saied s’accorde à lui-même, le conduit à penser naïvement que les droits et la liberté des Tunisiens dépendront de lui seul, de sa reconnaissance, de ses concessions, de son verbe ; que les 3 000 ans d’histoire de la Tunisie ne comptent pas pour un « passager du pouvoir » qui se croit éternellement rééligible ou miraculé. On est bien loin de l’honnêteté politique et de l’honnêteté électorale. Les règles et les procédures électorales, ainsi que « la justice politique », ne valent pas pour tous. L’action de Saied s’est arrêtée au stade machiavélien : ce n’est pas la morale ou l’honnêteté politique qui priment, c’est la force, la ruse, la manœuvre.
Les dirigeants croient souvent que les courtes vues conduisent aux longs règnes. Si cela ne marche pas dans les démocraties, cela marche souvent dans les régimes autoritaires, notamment face à des populations résignées (Bourguiba, Ben Ali, Al-Sissi, Erdogan, Poutine, etc.).