De la solidarité du Gouvernement d’union nationale
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Il faut savoir que la « solidarité gouvernementale », qu’on appelle aussi la « solidarité ministérielle » est un principe qui relève du régime parlementaire. Il implique que, pour les décisions importantes délibérées en commun par les ministres au sein du gouvernement, chacun d’eux est censé en supporter la responsabilité en tant que membre du gouvernement, même s’il les a combattues à titre personnel au nom de ses propres convictions politiques. La solidarité gouvernementale, c’est en termes weberiens « l’éthique de responsabilité ». Si le ministre ne peut assumer la solidarité gouvernementale, il ne lui reste plus d’autre choix que de démissionner du gouvernement. La solidarité gouvernementale est nécessaire dans les régimes parlementaires, parce que justement, c’est le gouvernement qui est responsable devant le parlement et devant sa majorité à titre collectif. Tout ce que fait un membre du gouvernement rejaillit immédiatement sur le gouvernement en entier. La responsabilité même du chef du gouvernement fait tomber le gouvernement entier. Alors que dans le régime présidentiel, les ministres ne sont que des collaborateurs personnels et interchangeables du président. Et l’on sait que la Tunisie a opté pour le régime parlementaire.
L’absence de solidarité gouvernementale hante tous les gouvernements des régimes parlementaires : celui qui est dirigé par un seul parti ou celui qui est issu d’une alliance entre quelques partis. Mais peut-être que l’absence de solidarité gouvernementale hante davantage un gouvernement d’union nationale qu’un gouvernement d’un seul parti ou de coalition. Le gouvernement d’union nationale a été constitué pour faire face à une crise insurmontable, aux menaces de toutes sortes et pour tenter de s’en sortir par un programme d’urgence fixant les priorités nationales, comme c’est le cas de l’accord de Carthage. Ce gouvernement a été constitué aussi pour faire prévaloir la politique de l’Etat sur la politique des partis, même si ce gouvernement est composé d’une mosaïque de partis.
Ce gouvernement suppose alors en toute logique, pour tous les partis et forces syndicales qui ont accepté d’adhérer à l’accord de Carthage et de faire partie du gouvernement, qu’ou bien ils décident de gouverner ensemble ou bien personne n’arrivera jamais à gouverner dans une telle conjoncture. Dans ce dernier cas, l’échec du gouvernement rejaillira sur toutes ses composantes partisanes et syndicales, qui pourront en payer le prix aux prochaines élections municipales (si l’union se maintiendra jusque-là) ou aux élections législatives de 2019 (perspective qui prévaut dans l’esprit des signataires de l’accord de Carthage), même si le gouvernement est conduit et dirigé par Youssef Chahed, un représentant du parti majoritaire, Nida Tounès. La stabilité gouvernementale commande de maintenir ce type de gouvernement jusqu’aux législatives, un choix plus adapté aux stratégies politiques habituelles et à la mise en œuvre des réformes et des politiques publiques et financières. Un choix plus rassurant aussi pour les instances internationales, les contributeurs et investisseurs. Le temps, n’est-ce pas l’élément qui a toujours fait difficulté durant cette transition ?
Une fois la démocratisation mise en route, les populations n’accepteront plus les chamailleries partisanes, internes ou inter-partisanes, des grands ou petits partis, qui passent souvent à côté de l’essentiel. L’opinion n’acceptera pas non plus les surenchères syndicales, grèves et sit-ins. Car, le gouvernement d’union nationale est un des outils permettant de se consacrer aux questions économiques et sociales, toujours prioritaires depuis début 2011, toujours non résolues depuis cette date.
La solidarité gouvernementale est ainsi la règle première des gouvernements politiques dans les régimes parlementaires ou mixtes, et à plus forte raison dans les gouvernements d’union nationale. La députée Bochra Belhaj Hmida l’a relevé, à juste titre, au parlement lors des séances de débat consacrées au vote de confiance du gouvernement Chahed, en insistant sur la nécessité de la solidarité gouvernementale, pour que le gouvernement puisse agir et être efficace. Un des éléments négatifs du gouvernement Essid, c’est la quête effrénée de popularité de certains ministres ambitieux qui, s’appuyant sur les réseaux sociaux, tentaient de faire passer leurs propres personnes avant la solidarité gouvernementale. Au point que des ministres soient entrés en conflit avec leur chef de gouvernement, qui, n’ayant pas un profil politique, a naïvement laissé faire les choses au début. Or, le gouvernement n’a pas intérêt à voir se multiplier les voix dissonantes, l’opinion non plus. La politique, c’est aussi de la cohérence. Un gouvernement a une seule politique : la sienne. Les ministres n’ont pas de politique autre que celle du gouvernement ou autre que celle qui leur a été déléguée par le gouvernement. Les ministres membres de ce gouvernement adhèrent à plusieurs partis, ont des conceptions politiques différentes. Mais, s’ils ont accepté de faire partie d’un gouvernement d’union nationale, c’est pour être solidaire avec ses décisions.
Cela ne veut pas dire que les ministres sont des personnes muettes ou désincarnées politiquement. On n’imagine pas Ennahdha, par la bouche de son leader Ghannouchi ou les membres des autres partis, ainsi que leurs dirigeants ou députés, ne pas avoir leur mot à dire sur le choix de telle ou telle décision gouvernementale à prendre dans les discussions précédant les décisions. Ce sera difficile pour tous, mais c’est valable pour tous. Il y aura d’ailleurs des formes de concertation et de coordination préalables à toute décision entre les différents partis et les forces syndicales membres du gouvernement. La forme de coordination entre les partenaires est d’ailleurs à l’ordre du jour. Cela veut dire tout simplement que, c’est le gouvernement en entier qui a obtenu la confiance au parlement, pas les ministres à titre individuel. C’est le gouvernement en entier qui se présentera encore devant l’ARP bientôt pour faire part de la politique générale du gouvernement par la bouche du chef du gouvernement.
La forte détermination d’un chef de gouvernement montrant à l’opinion qu’il maitrise son sujet et qu’il sait être au-dessus des partis, contribuera sans doute à rendre possible la solidarité gouvernementale. Youssef Chahed a déjà rappelé aux membres du gouvernement la nécessité du travail collectif et de la solidarité gouvernementale entre tous les ministres et secrétaires d’Etat. Il a montré une certaine détermination face aux demandes de certains partis lors des concertations sur la composition gouvernementale, sans doute aidé aussi par le président Essebsi.
Mais, cela ne suffit pas. La solidarité gouvernementale, avant d’être une action, devrait d’abord être une méthode de travail. Le chef du gouvernement semble vouloir rompre à ce sujet avec les procédés antérieurs. Seul Mehdi Jomaâ a établi des directives générales en quelques points aux membres du gouvernement de compétences qu’il a dirigé avant les élections de 2014. Il voulait surtout les prémunir contre le parti pris politique et partisan pour un gouvernement dont la neutralité était exigée par le Dialogue national. Ainsi, « des lettres de délégation » seront bientôt distribuées par Youssef Chahed à tous les ministres en vue de les responsabiliser quant à l’action à mener à l’intérieur de leurs départements respectifs. Ces « lettres » seront signées par tous les ministres. Elles vont délimiter la méthode de travail de l’équipe gouvernementale et clarifier les attributions des ministres. Ces « lettres » tendent à encadrer l’action gouvernementale, à en assurer le suivi. Elles facilitent de ce fait la solidarité collective, du moins en principe. L’idée, c’est que les ministres doivent travailler ensachant que le gouvernement dont ils font partie, agit selon une méthode déterminée et une vision claire, délimitée par l’accord de Carthage, liant tous les partis membres du gouvernement, même si les ministres auront l’autorité principale au sein de leurs départements.
Certes, le gouvernement d’union nationale ne représente pas toutes les forces politiques. Certains partis, comme Al-Jibha, ont choisi de ne pas y être et de se situer dans l’opposition. Certes, l’UGTT ne cesse de signaler qu’elle n’a pas donné un « chèque en blanc » au gouvernement et qu’elle se réserve le droit d’agir(et donc de soutenir des réclamations, voire des grèves) si ce gouvernement n’agit pas dans le sens qu’elle souhaite. L’opinion est elle-même insatiable. Par conséquent, il faudrait s’attendre encore à voir resurgir des contestations, grèves, rébellions, qui vont perturber et mettre à l’épreuve la solidarité gouvernementale. L’essentiel pour ce gouvernement, face aux difficultés, c’est de réussir à préserver la solidarité des partis qui y sont déjà présents ou qui ont signé l’accord de Carthage (Machrou, ULP), des forces inégales. Les partis pourront-ils préférer en toutes circonstances et en tout lieu l’union nationale et la solidarité gouvernementale à leurs intérêts partisans immédiats ? Le « miracle tunisien » réussira-t-il à faire son effet ?
Hatem M’rad