Tunisie – D’une coalition à une autre

 Tunisie – D’une coalition à une autre

Le chef du gouvernement tunisien


Le système de transition tunisien est plus que jamais incertain. Comme il est possible que les deux forces laïques et islamistes resteront équilibrées, on va très probablement passer d’une coalition à une autre, notamment après 2019. Le système pourrait errer pour quelques moments encore entre des alliés défaits (Nida-Ennahdha) et des alliés en construction (Chahed-Ennahdha).


Les coalitions ne sont pas en général aisées à constituer. Elles sont peu utilisées dans les gouvernements des pays arabes. Ni les pays qui ont fait une « expérience » de transition, qui ont connu plutôt des regroupements d’ordre ethnique et tribal en Irak et en Libye, ou une réinstauration de l’ordre militaire, comme l’Egypte d’Al-Sissi ; ni ceux qui sont englués encore dans l’autoritarisme, et pour lesquels le processus démocratique est un thème iconoclaste, ne recourent d’ordinaire à des coalitions. Mais en démocratie, les gouvernements ne peuvent pas toujours fonctionner et agir sans recourir à des alliances et accords politiques entre partis, surtout que les majorités absolues sont difficiles à atteindre. Dans les systèmes de transition, les partis ne sont pas en effet assez solides structurellement et assez enracinés sur le plan sociologique pour pouvoir se passer de coalitions.


La coalition laïco-islamiste a tant bien que mal surmonté les soubresauts politiques de la fin de 2014 à l’été 2018, malgré son rejet par une partie de l’opinion moderniste, les heurts et déchirements gouvernementaux et parlementaires entre les partenaires. Ces heurts n’ont en tout cas jamais remis en cause l’accord de base initial de cohabitation entre Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, les deux concepteurs de la coalition.  La coalition a résisté aux défis multiples dans une conjoncture pourtant très peu confortable pour le gouvernement : crise économique et sociale, syndicale, défaites électorales de Nida aux législatives partielles d’Allemagne et aux municipales de mai 2018. Elle ne s’est pas en tout cas dissoute durant cette période, du moins jusqu’à la déclaration de Béji Caïd Essebsi dans un entretien à la télévision il y a quelques jours.


Il est vrai que cette coalition, aussi factice soit-elle sur le plan des valeurs culturelles et idéologiques, n’a fait disparaître ni les divergences doctrinales et politiques entre les alliés, ni leurs différences de positionnement social. Il s’agit en réalité beaucoup plus d’une entente nécessaire que de programme commun. En tout cas, si programme commun il y a, la coalition n’abordait pas toujours les questions litigieuses, celles qui pouvaient fâcher les deux parties. Et donc on retardait indéfiniment l’adoption des textes nécessaires, le parachèvement de la Constitution, outre que le gouvernement ne pouvait faire de grandes réformes utiles et satisfaire les bailleurs de fonds. On se bornait à assurer l’intendance. De fait, les clauses de l’accord de Carthage de 2016 sont aussi vagues que sommaires. Les positions « communes » sont plutôt négociées au jour le jour, au gré des rapports de force du jour et du domaine d’action en cause. Des rapports troublés par les exigences de l’UGTT, un autre « partenaire » gênant de l’accord de Carthage.  D’ailleurs, un accord de Carthage II a été envisagé et négocié, avec d’autres conditions des partenaires. Il a buté sur le dernier point relatif au maintien ou pas du chef du gouvernement, c’est-à-dire sur l’essentiel.


En tout cas, tant que Nida et Ennahdha  pouvaient être globalement d’accord sur les buts (stabilité gouvernementale et politique) et peu sur les moyens de les envisager en pratique, ils pouvaient toujours coexister. Les deux partis semblaient jusque-là évaluer positivement leur coalition à la suite d’une mise en balance de ses mérites et démérites. A l’épreuve, les incohérences ou les dysfonctionnements éventuels de la coalition leur ont paru jusque-là secondaires par rapport à leurs effets bénéfiques : le maintien de la majorité, la survie au pouvoir et la stabilité gouvernementale et politique. C’est ce qui ressort de cette phase politique et historique de l’alliance de la fin 2014 à septembre 2018.


Mais, depuis quelques mois, la coalition a commencé à être chahutée, notamment par l’intransigeance de l’UGTT et du directeur exécutif de Nida Tounès, Hafedh Caïd Essebsi, qui demandaient avec insistance la mise à l’écart du chef du gouvernement Youssef Chahed. Le président de la République a semblé un moment hésiter à écarter le chef du gouvernement qu’Ennahdha voulait garder à tout prix. Le chef du gouvernement a commencé alors face à l’adversité, voire à l’intransigeance de l’UGTT et du directeur exécutif de Nida, à faire de la résistance et à dénoncer les abus des uns et des autres. Il en est arrivé à rejeter son parti, qui ne veut plus lui-même le reconnaître et qui a décidé même de le congédier. Youssef Chahed, entre-temps, crée un groupe parlementaire d’une quarantaine de députés, composé de dissidents de Nida, d’autres partis et d’indépendants. Chose qui l’a propulsé à la troisième place parlementaire. Il a  reproduit ainsi le précédent même d’Essebsi qui, avant les élections de 2014, a fait ériger un groupe parlementaire à l’ANC, pour préparer sa conquête du pouvoir.


Le chef du gouvernement estime alors qu’il n’est pas nécessaire d’aller au parlement demander le vote de confiance, comme l’y invite le président, puisqu’il a le soutien de l’allié le plus puissant de l’accord de Carthage, Ennahdha. Du coup, sa légitimité est sauve, notamment dans un système politique aussi confus. Cela veut dire qu’actuellement, ni le président ni le parlement ni son parti ni l’UGTT ne semblent avoir les moyens politiques de l’écarter ou de s’opposer à lui. S’il doit partir, il partira de sa propre initiative.


Le soutien d’Ennahdha au jeune chef du gouvernement donne des ailes à Chahed. Son détachement audacieux vis-à-vis de son mentor qui l’a désigné, et du chef de son parti vient aussi de là. L’ambition de Chahed rejoint la stratégie d’Ennahdha qui pense, pour son avenir post-2019, à une collaboration avec une nouvelle force montante autour de Youssef Chahed, et sans doute à une nouvelle coalition avec celui-ci, soutenu déjà par l’opinion. Chahed, qui a vite appris même s’il n’a pas de vécu politique, devient le nouveau parapluie d’Ennahdha, un espoir auquel elle s’attache vivement.


En d’autres termes, comme on est encore dans une phase de transition incertaine, et que globalement les deux forces laïques et islamistes resteront probablement équilibrées, on va très probablement passer d’une coalition à une autre, notamment après 2019. D’ailleurs, les conditions objectives et les nécessités politiques qui ont présidé à la naissance de la coalition Nida-Ennahdha ne se sont pas pour autant épuisées au vu du contexte politique, économique, social et du pays, malgré la rupture d’aujourd’hui entre BCE et Ghannouchi.


Toutefois, si dans la coalition Essebsi-Ghannouchi, Nida est sortie majoritaire aux législatives et Béji était élu président, on peut s’interroger sur la forme que pourrait prendre la coalition Chahed-Ghannouchi, si Ennahdha serait majoritaire aux législatives (très probable), et si Chahed, qui postule à la présidence, ne parvient pas à fédérer les forces libérales et progressistes du camp laïc au parlement ou ne parvient même pas à se faire élire ? Les prochains rapports de force entre Ennahdha et la formation de Chahed définiront pourtant la nature de la prochaine coalition et des rapports des uns avec les autres. Ennahdha, majoritaire aux législatives, sera peut-être plus arrogante et moins encline aux concessions.


Si Nida reste après 2019 la deuxième ou troisième force du pays, comme le montre son poids aux municipales, malgré son déclin, il pourra gêner le partenariat Ennahdha-Chahed, en provoquant un schisme des réformistes et modernistes, contraints d’être alors deux forces rivales. Nida n’a pas encore dit son dernier mot. Malgré le départ probable de son fondateur, l’impopularité de son directeur exécutif, ses réseaux Rcédistes restent une réalité. Il n’est pas interdit de voir surgir alors d’autres procédés de tourisme partisan au parlement, d’autres errements sur la stratégie à opposer aux islamistes, d’autres « trahisons » et coups bas, d’autres dénonciations réciproques, d’autres luttes contre la corruption entre les deux partis réformistes (nidéistes et chahedistes), face auxquels Ennahdha, dans l’hypothèse où il serait majoritaire, ne pourrait que s’en délecter.


Pour l’instant, et comme il faut bien gouverner le présent, jusqu’aux élections de fin 2019, que faire ? Il serait difficile de faire partir le chef du gouvernement, qui comme le veut ce système, bénéficie encore de l’appui d’une majorité absolue islamo-laïque au parlement (68+43) pour bénir son action et ses projets de lois. La politique est aussi d’ordre mathématique. Le président Essebsi est paralysé par le déclin numérique de Nida au parlement, les ruptures avec le chef de gouvernement et avec Ennahdha. Ennahdha va profiter de cette phase pour s’imposer au gouvernement, ou pour accentuer sa maîtrise de l’ordre du jour au parlement et retarder encore les réformes. Youssef Chahed pourrait avec son accord procéder à un léger remaniement du gouvernement pour s’assurer de la loyauté des ministres de Nida à son égard, tout en plaçant de nouvelles têtes islamistes moins voyantes. Mais, il n’ira chercher la confiance au parlement que s’il est sûr d’avoir la majorité absolue (109 députés) et d’avoir un groupe parlementaire renforcé et soudé. Il joue en effet son avenir.


Pour l’instant et avant toutes ces éventuelles clarifications politiques, le système pourrait vagabonder entre des alliés défaits et des alliés en construction, et même donner l’impression de couvrir une lutte de factions, où les places et les positionnements des uns et des autres tiennent lieu de seule politique du pays.