Point de vue – Tunisie. Châtier et libérer
Punir tout en paraissant « libérer » est une nouvelle forme de « justice » sous l’ère Saïed.
« Châtier et libérer » est un jeu qu’affectionnent particulièrement les autocrates dans les démocratures, qui, craignant de tomber dans le despotisme pur, brutal et aveugle des « dictateurs » patentés, tentent de préserver la sympathie de l’opinion, et de garder une porte de sortie supposée « libérale », notamment dans une perspective électorale. C’est la politique du clair-obscur, politique des mirages dont Ben Ali lui-même est passé maître. On donne un peu d’une main pour retenir beaucoup de l’autre. On se souvient des discours droits-de-l’hommiste de Ben Ali à l’adresse de l’opinion internationale pour faire oublier les tortures en prison.
On harcèle et emprisonne des activistes politiques, des membres de l’opposition, des journalistes rebelles ou indépendants, des militants, juges et avocats. On persécute les uns sur la base de la loi n°2015-26 sur la lutte contre le terrorisme et à la prévention du blanchiment d’argent au motif de « complot contre la sureté de l’Etat, d’incitation à la guerre civile, de collusion avec des pays étrangers, de diffusion de fausses nouvelles, d’offense au chef de l’Etat, voire d’attentat à sa vie » sur la base de témoignages très peu fiables. On persécute les autres, notamment les journalistes, sur la base d’une « loi des suspects », texte scélérat fabriqué non pour l’avenir, mais pour une circonstance exceptionnelle, quoique « normalisable » par la durée, le décret-loi 54 du 13 septembre 2022 relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication. Un texte qui a mobilisé contre lui toutes les professions du droit (magistrats, avocats, professeurs), les élites politiques, les militants associatifs, les journalistes et les médias. Un texte manifestement attentatoire à la liberté d’expression, sous couvert de prévenir les rumeurs et fausses informations. Une sorte d’épée de Damoclès suspendue sur la tête de tous les opinants et toutes les opinions, des individus comme des groupes, en attendant les prochaines lois scélérates prévues, comme la loi sur les associations dont le contenu a déjà fuité.
Tout ce flou de la persécution, qui justifie la durée de la détention abusive en l’absence de preuves irréfutables, autorise et étend abusivement le domaine du complotisme, comme si l’Etat était éternellement vacillant, et qu’il pouvait être désagrégé par n’importe quelle forme de complotisme. Les prétendus « complotistes » sont qualifiés comme tels et « jugés » ainsi par une seule partie: le pouvoir politique. Le code pénal est mis à contribution pour alourdir la menace et la persécution et justifier le non- respect des garanties formelles.
Il faut lire à ce sujet, même à titre « pédagogique », les fameux dix articles de la « Loi des suspects » (en fait c’est un décret), votée le 17 septembre 1793 pendant la Terreur de la Révolution française. Elle donne tout son sens à la paranoïa politique ou révolutionnaire, à la hantise des conspirations et des complots imaginaires pouvant affecter les pouvoirs politiques d’exception, et annule toute notion de présomption d’innocence. Le fameux article 2 de ce texte considère que les « suspects » sont : « 1° ceux qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations, soit par leurs propos ou leurs écrits, se sont montrés partisans de la tyrannie (c’est-à-dire leur opposition à la Révolution) ou du fédéralisme (c’est-à-dire partisans d’un type de régime politique en tant qu’opposant), et ennemis de la liberté (qui est en définitive l’ennemi de la liberté ?)…5° ceux des ci-devants nobles, ensemble les maris, femmes, pères, mères, fils ou filles, frères ou sœurs, et agents d’émigrés, qui n’ont pas constamment manifesté leur attachement à la Révolution (des tièdes louches ou des traîtres ayant fui le pays) ; 6° ceux qui ont émigré dans l’intervalle du 1er juillet 1789 à la publication du décret du 30 mars-8 avril 1792, quoiqu’ils soient rentrés en France dans le délai fixé par ce décret (des opportunistes) ». Les « comités de surveillance », d’après l’article 9, font figure de procureurs de la République. Ils envoient au comité de Sureté générale de la Convention nationale (l’Assemblée de l’époque) l’état des personnes suspectes (sur la base de simples témoignages) qu’ils font arrêter, avec les motifs (politiques) de leur arrestation et les documents saisis sur eux. Les tribunaux civils et criminels (article 10) se chargent, non pas de « juger », mais d’obtempérer aux recommandations politiques « révolutionnaires » sur la foi des persécuteurs. Bref, une hémorragie d’illégalité, de tyrannie et de violation de libertés. C’est ce qu’on appelle « la justice révolutionnaire », en l’espèce rendue aujourd’hui en Tunisie contre la Révolution elle-même.
Dans les deux cas de figure de ces deux décrets-lois tunisiens, les accusateurs (juges et politiques) entretiennent délibérément la confusion entre la liberté et le terrorisme. On écarte toutes les nuances, les précisions, les procédés de bon sens et les valeurs, outre les formes sur lesquelles repose la vertu du droit lui-même. La suspicion vaut titre et motif de persécution d’un citoyen libre, et l’histoire la retiendra en tant que tel. En 1789, il est vrai, la moitié de la société (les ultra-révolutionnaires) a persécuté l’autre moitié de la société (royalistes, clergé, laïcs, émigrés, tièdes). En Tunisie, un président auteur d’un coup d’Etat décide de persécuter toute forme de « rébellion » à sa politique, ses actes et décisions, c’est-à-dire de persécuter la liberté politique, philosophique, journalistique, juridique, artistique (caricatures). Même si cette « rébellion » a constitué il y a peu, et à elle seule, une quasi-société, entre 70% et 90% des électeurs, si l’on en juge du moins par les abstentions dans les séries de consultations organisées par le maître d’œuvre, adoption de la Constitution comprise.
En tout cas, la théâtralisation de la politique est visible : pour l’arrestation des membres de l’opposition, laïcs et islamistes, le pouvoir tunisien fait montre, à quelques exceptions près, d’une inflexibilité impitoyable; mais pour l’arrestation des journalistes, certains avocats et autres activistes, il tente de faire jouer le chaud et le froid. L’intransigeance par les arrestations et emprisonnements satisfait les « 25 juilletistes » vengeurs, partisans enflammés et sans nuance de l’anticorruption et de l’anti-islamisme (nos « conventionnels » en termes historiques). Quant aux libérations occasionnelles des détenus et persécutés, elles entretiennent l’ambiguïté sur l’attachement du président aux droits et libertés. Le président veut paraître doux, bienveillant, modéré et bienfaisant. Parfois, il fait mine de défendre la liberté de presse et les journalistes (d’Etat) à travers ses visites à La Presse, à Essabah, ou ses déclarations de non circonstances ici et là. La « purification » de l’Etat et de la nation dont il s’agit est purement sélective et calculée. Elle frappe de manière sélective certaines cibles symboliques pour l’exemplarité, pour que les non persécutés physiquement (encore) puissent à leur tour vivre dans la persécution morale ou dans la persécution virtuelle. Ce faisant, aussi minime soit-elle, les persécutions politiques injustes et informelles, même ciblées, effacent toute sorte de vertu possible. Pour un autocrate, entre « châtier » et « libérer », l’histoire ne retiendra que le châtiment, sauf s’il est perçu comme un grand réformateur.
En fait, c’est mal connaître Kais Saied que de croire qu’il cherche à paraître « modéré » ou « bienveillant ». Etre un dictateur résolu, ou être perçu comme un autocrate, est un sentiment jubilatoire qui l’enorgueillit et le rend fier, notamment parce qu’il croit défendre une « cause juste » et purificatrice, qui fera « date » dans l’histoire. C’est aussi l’assurance de ne dépendre de personne, de ne retenir aucune leçon de l’histoire dont les dirigeants en sont pourtant friands, et de n’être l’écho que de ses propres errements.
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