Point de vue – Tunisie. Cette élection a-t-elle un sens politique ?

 Point de vue – Tunisie. Cette élection a-t-elle un sens politique ?

Farouk Bouasker, président de l’ISIE, annonce les résultats des élections présidentielles lors d’une conférence de presse à Tunis, le 7 octobre 2024. Le président Kais Saied a été réélu avec 90,69 % des voix. (Photo par FETHI BELAID / AFP)

Encore une consultation ratée sur un plan démocratique à l’ère saiedienne. Entité la plus galvaudée, le peuple est aussi la première victime, du moins par le nombre des abstentionnistes et des sans-voix.

 

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C’est un fait que cette élection s’est déroulée du début à la fin dans un contexte autoritaire. Il est ainsi illusoire de recourir à la sociologie électorale pour commenter les taux et les scores d’une telle élection présidentielle sur laquelle la mainmise d’un homme a été palpable sur toutes les institutions du pays, médias de masse et instituts de sondage compris. Cela va du non-respect des décisions des tribunaux jusqu’à l’emprisonnement des candidats concurrents, en passant par les modifications des textes à la veille des élections.

Les commentaires « savants » du sondeur de Sigma Conseil à la chaîne Watania le soir du vote sont risibles. Il s’est efforcé de commenter, de comparer, de décortiquer les chiffres et de distinguer le non-distinguable, sans faire honneur à la sociologie électorale ou même à la mission des instituts de sondages. Les graphiques, les modèles quantitatifs et les tableaux tombent à l’eau. Les chiffres n’ont plus de sens sur le plan statistique.

À vrai dire, deux seuls pourcentages me paraissent notables. Le 90 % de Saied, seul en piste ; et les 70 % des abstentionnistes, c’est-à-dire les 3/4 du peuple inscrit. L’essentiel pour le président-candidat est de gagner massivement par un taux très convaincant, comme 90 %, le dispensant de l’« humiliation » démocratique du deuxième tour. Le reste importe peu pour lui, malgré le zèle de l’expert des sondages. Les concurrents de l’élu de dieu ont fini d’ailleurs par disparaître au vu du verrouillage massif entourant cette élection.

 

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Il faudrait en effet se demander si les 90 % de la population qui ont voté pour Saied sont satisfaits de la misère, de la cherté de la vie, de l’injustice et de la dictature, et pourquoi 70 % d’électeurs, jeunes et moins jeunes, ont déserté l’urne. Ce ne sont pas des questions superflues.

Pourquoi tout ce beau monde a tourné le dos au vote sous tutelle, à la dictature, aux échecs multidimensionnels du pouvoir, à l’illégalisme malsain, au manque de perspective et d’espoir. Les subtilités analytiques d’usage des pourcentages et des taux sont alors totalement faussées en l’absence du pluralisme d’idées, de la démocratie politique, de la transparence de la campagne électorale et de la répression.

Cette élection est fictive tout en étant réelle. Elle a fini par n’avoir aucun sens politique. C’est une élection de type autoritaire, organisée pour un homme, contre tous les autres prétendants et contre tous ceux qui penseraient le contraire de lui. Les votants, qui voulaient saisir les moindres chances restantes, comme les abstentionnistes, qui ne voulaient pas ratifier une non-élection, ne l’ignoraient pas, au vu du déroulement de tout le processus.

 

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On parle beaucoup dans cette élection suprême, organisée dans un régime présidentialiste, des électeurs indifférents ou apathiques, de ces sept millions d’abstentionnistes, qui ne sympathisent pour personne, qui se complaisent dans le vide ambiant, qui n’aiment rien, ni personne : ni la démocratie, ni même la dictature, ni Saied, ni Zammel, ni les islamistes, ni les destouriens, ni les démocrates, ni les élites, ni la gauche, ni la droite, ni le centre, adeptes du nihilisme de l’époque.

L’autocrate continue, comme dans les consultations antérieures, à avoir du mal à rassembler, à agréger les Tunisiens, notamment au vu des abstentionnistes (3/4 des inscrits), alors même qu’il redoute toute forme de concurrence.

Inversement, l’enthousiasme suscité par la candidature de Zammel, sous les verrous, qui avait l’air de représenter la société civile, a eu en définitive si peu d’impact dans les résultats.

 

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S’agissant des abstentionnistes, il faudrait distinguer en l’espèce entre ce qu’on pourrait appeler les « abstentionnistes actifs », des démocrates conscients qui ne voulaient pas bénir une élection dans un contexte autoritaire ; et les « abstentionnistes passifs », les habituels apathiques, qu’on retrouve dans toutes les élections depuis la révolution jusqu’à aujourd’hui, à des niveaux variables.

Au fond, dans les pays arabes, le mal n’est pas seulement dans la personne du dictateur ou seulement dans le peuple, dans le sens massif du terme. Le grand mal semble être plutôt la jonction qui s’opère rapidement, presque « par magie », entre les dictateurs et les peuples.

Les premiers ne voient pas seulement dans les seconds une inféodation forcée, mais trouvent surtout un terrain favorable par l’adhésion quasi-spontanée des peuples, peu ou non instruits, adhésion active, et surtout passive.

Peuples peu instruits en politique, confondant tout, sans culture démocratique apparente, remplis de préjugés et de conservatisme, sans conscience de leurs droits et libertés individuels, adeptes de l’ordre total en politique (théocratique, militaire ou civil), compensant peut-être le désordre ambiant de leur vie sociale et même privée.

 

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Yascha Mounk, le politologue, avait raison de consacrer en 2019 un livre sur « Le peuple contre la démocratie ». Il parlait, lui, de la menace des populismes sur la démocratie libérale en Occident, mais l’hostilité des Tunisiens à la démocratie, comme le relèvent plusieurs enquêtes sérieuses, montre aussi leur attachement à l’ordre, à l’armée et au pouvoir fort d’un seul, outre leur déni affiché des partis et des élites, irremplaçables pourtant dans la quête du progrès.

Il ne faut pas se leurrer. Actuellement, la majorité des Tunisiens n’est pas favorable à la démocratie. Dans beaucoup de pays arabes d’ailleurs, on continue à penser que la démocratie est un levier qui permet aux islamistes d’exister, de se renforcer et de gouverner.

L’abstentionniste passif ou même certains abstentionnistes actifs voient tout sous le prisme islamiste : démocratie, pluralisme, liberté, partis politiques, parlementarisme, au vu de l’expérience de la transition, pourtant très limitée dans le temps.

Alors, évidemment, pour le citoyen lambda, le dictateur a toujours raison. Il a éliminé les islamistes, chassé les corrompus, mis de l’ordre (désordonné) dans la maison, du moins en apparence. Cela nous rappelle le libertarien Jason Brennan qui considérait que la politique nous sépare, nous abrutit, nous corrompt et fait de nous des ennemis civiques. Elle est le contraire de ce qu’elle prétend être (Against Democracy, Princeton University Press, 2016).

 

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Il faut ajouter que l’absence des partis s’est fait terriblement sentir. D’ordinaire, ce sont eux qui font le travail de mobilisation dans les élections en faveur de leur candidat pour assurer l’alternance.

La société civile ne peut affronter une élection seule, comme c’est le cas aujourd’hui. Elle peut se mobiliser, dans une manifestation, une révolte ou une révolution. Mais pas dans une élection qui n’est pas faite pour des candidats indépendants, ni pour la société civile.

Essebsi a assuré l’alternance contre les islamistes en se basant sur son parti, Nida. Il n’aurait pu réussir seul, malgré son charisme, même si on était à ce moment dans un autre contexte politique et électoral.

Mais, c’est la mobilisation des partis, aux législatives comme aux présidentielles, qui aide les électeurs à faire des choix et qui peut réduire l’abstentionnisme, du moins lorsque les partis sont assez structurés.

 

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Les hommes d’esprit, les élites éclairées et les militants sincères ne devraient pas désespérer de cette fusion mutilée dictateur-peuple. Le sentiment de liberté et de justice ne fléchit jamais dans la conscience des êtres humains, tout comme le besoin d’une morale politique supérieure (et non factice), placée au-dessus des lois, des constitutions et des mœurs.

Il faudrait encore, et encore, ressusciter la vie et l’esprit, développer encore la culture démocratique, dénoncer le mal, l’illégalité, la dictature, le délire, l’irrationalisme, les fausses promesses irréalisables.

Les Tunisiens savent aujourd’hui ce qu’il ne faut plus faire demain au regard de l’expérience post-révolution : ni une démocratie chaotique, ni le retour à une dictature féroce.

Trouver les bons procédés politiques, les bons mécanismes constitutionnels, économiques, culturels et sociaux à travers des réflexions avisées loin du chahut, de la haine et de la superficialité des réseaux sociaux.

Préparer, par exemple, une constitution démocratique et consensuelle de rechange pour rompre symboliquement avec tout le passé post-révolution, transitoire et dictatorial. Continuer à conscientiser le bon citoyen.

Y a-t-il autre chose à faire aujourd’hui ? La Cité n’est pas seulement le lieu de l’existence matérielle, elle est aussi, comme nous le relève Aristote, une communauté permettant à chaque homme de réaliser sa vie morale. C’est la différence entre le « vivre » des animaux et le « mieux vivre » des hommes.

 

Hatem M'rad