Tunisie – Candidature présidentielle sous tutelle
La candidature aux élections présidentielles est-elle remise sous tutelle, paradoxalement depuis la fin de la dictature et du système de parti unique, l’instauration du multipartisme réel, de la démocratie et la proclamation des libertés publiques ? Une mise sous tutelle d’autant plus déplacée que l’autorité du Président de la République est constitutionnellement amoindrie, et politiquement chancelante, même lorsqu’il est le chef du parti majoritaire aux élections, comme l’est de plus en plus l’autorité du Président Essebsi, du moins par rapport à celle du chef de gouvernement.
Il est quand même étonnant que dans un régime considéré comme étant parlementaire, où donc le chef du gouvernement est l’autorité prééminente, et donc l’autorité politique majeure, on puisse empêcher un chef de gouvernement, quel qu’il soit, politique ou technocrate, rusé ou naïf, de présenter sa candidature aux élections présidentielles de 2019, lorsqu’il satisfait aux conditions constitutionnelles (âge, nationalité, religion..).
En Tunisie, nul ne l’ignore, le chef du gouvernement est l’institution majeure autour de laquelle tourne le régime politique. On a d’ailleurs vu ces derniers temps qu’en cas de conflit entre le Président, le parlement et le chef du gouvernement, le système a tourné à l’avantage de ce dernier, censé représenter la majorité au parlement. Le chef du gouvernement peut résister, prendre son autonomie et même pourrir la situation, pour peu qu’il ait des appuis au parlement, auprès d’Ennahdha, allié central au gouvernement ou auprès de l’opinion. Et c’est le système parlementaire qui le veut ainsi. En régime présidentiel ou même semi-présidentiel, c’est autre chose, le Président reste intouchable.
En d’autres termes, le chef du gouvernement Youssef Chahed est certainement dans ce régime parlementaire, de droit et de fait, et peut-être malgré lui, un chef politique. Qu’il ait été nommé et imposé par le Président Essebsi contre l’avis de son parti Nida Tounès ou que le Président se retourne aujourd’hui contre lui, qu’il n’ait pas reçu la bénédiction de son fils, le directeur exécutif de Nida, qu’il ait obtenu la confiance de la majorité parlementaire grâce au soutien d’Ennahdha, qu’il soit lui-même nidéiste ou peu nidéiste, qu’il ait ou pas le soutien du cheikh d’Ennahdha, cela ne change pas le fait qu’il soit une autorité politique majeure dans le nouveau panorama constitutionnel et politique du pays. Youssef Chahed, contrairement à Habib Essid, a un tempérament plus politique que technocratique, même s’il n’a pas de vécu en la matière et s’il n’est pas redoutable sur le plan politique. Il a fait, brièvement il est vrai, l’école des partis, pas l’école administrative, et il est d’origine universitaire. Il n’est censé en tout cas être ni un pion (ce serait une insulte à l’institution), ni seulement un administrateur de services publics (ce serait une insulte à sa fonction). Au gouvernement, on gouverne politiquement, on ne compte pas les mouches.
Que signifie alors ces pratiques peu institutionnelles, peu politiques, peu morales, mêmes dans le cadre d’une coalition politique, consistant à interdire à un chef de gouvernement de présenter sa candidature aux présidentielles ? La transition a été officiellement clôturée avec l’adoption de la Constitution et la tenue des élections législatives et présidentielles de 2014. A ce moment- là, il y avait des conditions politiques posées au chef du gouvernement qui se justifiaient dans cette étape. Le gouvernement de Mehdi Jomaâ a été le dernier gouvernement « neutre » ou « apolitique », désigné à ce titre par le Dialogue national, en vue de préparer les élections politiques de 2014. Depuis, ce n’est plus le cas, même si la transition de fait ou la consolidation du régime n’est pas encore achevée.
Ce serait un mauvais précédent à donner à la nouvelle démocratie que de permettre à des partis, chefs de partis (laïcs ou islamiste), syndicat, ou même lobbys (de la corruption), de poser une condition supplémentaire, introuvable dans la Constitution, à l’éligibilité d’un candidat politique aux présidentielles, en l’espèce un chef de gouvernement, une autorité politique, juste parce qu’il est soutenu par l’opinion (et donc dangereux) ou qu’il s’est rebellé contre son parti, qui l’a lui-même abandonné ou qu’il compte créer son propre parti ou qu’il compte poursuivre une certaine politique. Ces soi-disant démocrates ont-ils demandé l’avis des électeurs ? Peuvent-ils faire abstraction de l’état de l’opinion, alors que les gouvernements des régimes parlementaires sont d’abord considérés comme des gouvernements d’opinion ?
Ce n’est pas parce que Youssef Chahed est devenu le rival du directeur exécutif de son parti, ou parce qu’il a déclaré la guerre à la corruption et emprisonné certains de ses barons que son parti, visiblement gêné par ces dénonciations, a le droit de conditionner l’acceptation de sa candidature à sa démission du gouvernement.
Ce n’est pas parce qu’un syndicat, même associé au gouvernement de coalition, ou un dirigeant de syndicat, comme le turbulent Tabboubi, n’accepte pas la politique du chef du gouvernement ou les projets de réforme envisagés par lui (privatisation des entreprises publiques, lutte contre le gaspillage, austérité) qu’il a également le droit de décider de la candidature d’un chef de gouvernement, et de se considérer plus patriote que lui parce qu’en conflit politique ou idéologique avec lui. Le conflit politique est de l’essence des démocraties, ses solutions aussi.
Non seulement, on est dans l’illégalité, mais on est aussi dans la fiction. Peut-on interdire à un candidat, et quel qu’il soit, qui semble avoir un certain écho auprès de l’opinion, qui existe donc politiquement en fait, du moins d’après les sondages, de postuler à la présidence, s’il le souhaite ? Cela vaut pour Youssef Chahed comme pour tout autre candidat ? Libre à lui par la suite de percer aux élections ou de « se casser la figure », son droit politique ne s’épuise pas pour autant.
Inversons le problème. Peut-on interdire constitutionnellement à Béji Caïd Essebsi de postuler à un deuxième mandat présidentiel, et d’affronter les électeurs, seuls juges de son bilan, alors qu’il en le droit, juste parce que son âge ne le lui permet plus ? Peut-on interdire à Moncef Marzouki de postuler à la même fonction, parce qu’il a déjà été président de la République et qu’il a goûté au fruit ? Peut-on interdire au cheikh Ghannouchi de se présenter aux présidentielles, parce qu’il est de type gourou ou parce qu’il est rattaché aux Frères musulmans ou à Qatar ? On entrera alors dans une phase plus grave de partitocratie, voire de contre- démocratie improductive.
Si c’est le cas, bientôt tout candidat ou chef de parti ou tout syndicat, organisme ou association ayant un quelconque rôle politique, va se permettre d’interdire à d’autres, qu’ils soient au gouvernement ou pas, de se présenter à une élection, parce qu’il n’a pas d’atomes crochus avec eux ou parce qu’il a une incompatibilité d’humeur avec eux, ou parce qu’il a été victime de près ou de loin de leur politique. Ennahdha, qui a été la première à poser la condition de démission de Youssef Chahed, s’est ravisée par la suite. Elle feint seulement aujourd’hui de maintenir cette option, tout en soutenant la stabilité du gouvernement. Il est clair que dans l’esprit des islamistes, le temps de Nida du fils Essebsi est révolu, une fois que le père n’est plus président. Ennahdha suit toujours une stratégie, elle n’improvise pas.
On demande alors à la classe politique tunisienne de s’armer de maturité politique et d’avoir un minimum d’égards pour les institutions politiques. Nul n’a le droit d’interdire à quiconque de présenter sa candidature à une élection municipale, législative ou présidentielle, pour peu qu’il satisfasse les conditions de la loi. Il y a un jeu politique concurrentiel qui tourne autour des élections démocratiques ou autour de coalitions et compromis. Respectons-le, et que le meilleur ou le plus astucieux gagne.