Point de vue – Tunisie. Bilan politique de la transition forcée de l’après 25 juillet 2021

 Point de vue – Tunisie. Bilan politique de la transition forcée de l’après 25 juillet 2021

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Il s’agit de tracer le bilan de l’acte du 25 juillet de Saied et de ses implications futures sur le sort des droits et des libertés des citoyens.

On ne va pas revenir sur les faits du 25 juillet 2021, que tout le monde connait. Mais, après un peu plus d’un an du déclenchement de l’état d’exception, il n’est pas inutile de faire un petit bilan critique de ce tournant soudain, brutal et dangereux de la vie politique tunisienne. Un acte en décalage par rapport à la révolution et à la démocratie, aussi confuses soient-elles toutes les deux. Un bilan qui montre en tout cas que même les démocraties ne sont pas immunisées contre les remises en cause, comme le confirment d’ailleurs certaines expériences historiques et politiques lointaines et récentes, y compris celle de Saied. Il s’agit de suivre les grandes étapes politiques issues de la volonté d’un homme, qui ont progressivement freiné, puis mis fin à l’expérience de la transition démocratique.

Un état d’exception

L’état d’exception a été triplement exceptionnel. Il est exceptionnel par rapport aux normes constitutionnelles ordinaires, aux droits fondamentaux et aux libertés publiques et individuelles applicables en temps normal ; il est encore exceptionnel en raison du contexte interminable de la transition démocratique tunisienne, qui a retardé indéfiniment, en dépit de l’adoption de la Constitution de 2014, la mise en place des bases de l’Etat ; il est enfin exceptionnel en ce que le recours « souverain » à l’état d’exception s’est avéré lui-même exceptionnel par la violation flagrante des dispositions de la Constitution.

Le Parlement, cœur de la démocratie du peuple (J-J. Rousseau) ou du public (Bernard Manin), a opportunément été suspendu, puis dissous par le président Saied, qui a voulu profiter de l’image exécrable de ce Parlement chaotique et de son illégitimité auprès de l’opinion, alors qu’il n’y avait aucun péril menaçant la Tunisie, à l’intérieur ou à l’extérieur. Un Parlement, faut-il le dire, qui n’a pas manqué d’humilier lui-même le président. Cela nous rappelle en tout cas cette « dissolution explicitement punitive » du Parlement qu’évoquait Marie Goupy dans son ouvrage L’état d’exception, à propos de la dissolution du Reichstag par le chancelier Brüning en 1930, non pas pour défaut de majorité parlementaire ou pour décalage avec l’opinion, mais parce qu’il voulait réduire le pouvoir de contrôle de cette Assemblée sur ses ordonnances (M. Goupy, 2016).

Une dictature permanente

Si la dictature est fondamentalement un état d’exception, l’état d’exception est à son tour essentiellement dictatorial, même momentanément. Le philosophe Carl Schmitt a établi un lien étroit entre dictature, droit et état d’exception dans son livre La dictature. Il définit même la dictature comme « le concept critique de réalisation du droit » (Schmitt C., La dictature, 1921, 2000). « Critique », parce que la dictature est justifiée par la résistance et les crises que rencontre le souverain dans la réalisation du droit dans le concret, d’où le danger du procédé. Le dictateur doit alors rectifier les choses. Il est juge et partie dans l’interprétation des résistances au nouvel ordre juridique et politique, et dans la définition des moyens et de la méthode « de réalisation du droit », tout comme le président tunisien. Il sauve le droit par la suspension du droit, c’est-à-dire par sa négation. C’est « le paradoxe de l’état d’exception » (J-C. Monod). En fait, dictature par le droit et dictature contre le droit se rejoignent. Elles font place au gouvernement par décret et ordonnance, sphère juridique ordinaire des dictateurs. L’interprétation personnelle et erronée de l’article 80 de la Constitution, doit être jointe à la définition unilatérale de la « petite Constitution » dans le décret du 22 septembre 2021 organisant les pouvoirs publics de la période provisoire, ainsi qu’à l’appui des forces de sécurité et de l’armée, et à la rédaction d’une nouvelle Constitution par les soins du président lui-même. Tout cela constitue les éléments de la dictature dite « provisoire » par Kais Saied (qui risque d’être interminable comme la « dictature du prolétariat ») en vue de réaliser le nouveau droit et le nouvel Etat, sans l’interférence gênante des autres institutions.

Persécution de la magistrature

John Locke considérait que l’existence d’un juge est ce qui différencie essentiellement l’ordre politique de l’état de nature. Lorsqu’ils ont découvert la fragilité et le danger de l’état de nature, les hommes, plutôt que de recourir au jugement de Dieu pour trancher leurs différends, ont fait appel à ce que Locke appelle le pouvoir de juridiction d’un juge légal, commun à tous. S’inspirant ici de Grotius (De jure belli ac pacis, I, III, parag.1,2), il croit que le recours au juge est le signe distinctif de la société civile. C’est dans la société civile que réside le pouvoir du juge. Le juge doit statuer en droit et en la forme (J. Locke, Traité du gouvernement civil, Paris, Flammarion GF, 1984, parag. 3, 4, 21, p.172 et ss.). La fonction du juge est pour Locke, l’essence même de la politique. « Dire le droit » est la tâche première de la condition politique. (S. Goyard-Fabre, Eléments de philosophie politique, Paris, Armand Colin, Cursus, 1996, p.41 et ss.)

Or, un des indices du retour de l’autoritarisme, avant comme après le référendum sur la Constitution, c’est la persécution illégale et sans distinction des juges, tous mis dans le même sac de la corruption et de l’islamisation. Le président s’est, dès l’état d’exception, autoproclamé chef du ministère public, jugeant qui il veut sans contrôle aucun, sans aucune garantie pour les justiciables, qui visiblement sont sortis de la « condition politique » dans le sens lockien depuis cet instant. Pire encore, la pratique récente  du  non- respect de l’autorité de la chose jugée d’un tribunal, en l’espèce le tribunal administratif, est un démenti manifeste à l’un des principes majeurs en droit.

Des consultations populaires impopulaires

Ni la consultation électronique ni le référendum n’ont pu tenir leur promesse consultative. Le bilan participatif est franchement nul. Dans les deux cas, le peuple en « miniature » s’est exprimé au nom du peuple « souverain », avec la bénédiction du président : 1/18e du corps électoral pour la consultation électronique et 30,50% de ce même corps électoral au référendum. Le pluralisme d’opinion supposé être le préalable du pluralisme politique des opérations électorales et référendaires n’a pas pu faire valoir ses droits. Aucun débat sérieux, à part le papillonnage facebookien, n’est apparu dans les médias exposant le pour et le contre, de telle sorte qu’on puisse distinguer le pourquoi du comment de cette nouvelle philosophie de la consultation « populaire ». Le peuple a été muet, tout comme l’initiateur de ces deux projets, et tout comme l’espace public. Les opinions ne se valent pas dans cette « consultation populaire » ou dans ce référendum, comme le dirait Bourdieu dans un autre contexte. Le peuple, peu affuté aux complexités des deux consultations, préfère sans doute voter pour des hommes, incarnant mieux le combat spectaculaire de l’arène. La pédanterie citoyenne n’est pas son fort. On ne force pas un peuple à s’exprimer dans des consultations en pleine hémorragie nationale.

Une Constitution confiscatoire des pouvoirs et conservatrice

La nouvelle Constitution, conçue encore par un seul homme – qui, on l’a vu, n’a pas été infaillible, loin s’en faut – peut être considérée comme une Constitution autoritaire, contre-révolutionnaire, conservatrice et illibérale. Elle a été contestée dès le départ pour ces mêmes raisons. Les Maqasid de la liberté, tout comme les Maqasid du constitutionnalisme ignorent en fait les Maqasid conservatrices et rétrogrades de l’islam.

Un constitutionnaliste digne de ce nom devrait d’abord comprendre l’histoire anglaise et les raisons du constitutionnalisme sous la monarchie anglaise et aux philosophes de ce pays. Les Anglais savent ce que « liberté » et ce que « garanties » veulent dire en matière politique et individuelle. Garanties fondées sur l’expérience malheureuse des pouvoirs politiques et des vices des hommes. Voltaire, dans ses Lettres philosophiques, a consacré la XIIIe Lettre à l’éloge de Locke, et la VIIIe Lettre à l’éloge du Parlement anglais. Montesquieu a tout pris des Anglais. Benjamin Constant est aussi sous les charmes de ce système. Le constitutionnalisme dans le monde d’aujourd’hui doit tout à l’esprit de garanties des Anglais. Point de « garanties », hélas dans la Constitution de Saied, qui mélange dans un même article (art.5) Maqasid al islam et démocratie, liberté comme essence et « devoirs » de l’Etat, qui concentre les pouvoirs au lieu de les freiner et les séparer. La Constitution de Saied est une déconstitution au sens plein du terme. Elle livre les Tunisiens au pouvoir au lieu de les y libérer. Elle méprise la citoyenneté, elle brutalise au lieu de modérer. Elle n’est ni Constitution, ni garantie, ni liberté, ni égalité. On se demande encore ce qu’elle est.

C’est dire que le bilan du 25 juillet à ce jour est négatif et dangereux pour les droits et libertés des Tunisiens dont beaucoup continuent naïvement à vivre de ses promesses, alors que le pays croule dans la pauvreté de masse.

 

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