Point de vue – Tunisie. Ancien régime, ordre et désordre

 Point de vue – Tunisie. Ancien régime, ordre et désordre

Tunis le 1er septembre 2020 – Abir Moussi présidente du Parti destourien libre (PDL) et députée, lors d’une session parlementaire. FETHI BELAID / AFP

Abir Moussi tente de combler un vide politique laissé par les partis démocratiques et le déclin d’Ennahdha. A travers elle, l’Ancien Régime tente de retrouver un équilibre supposé rompu par la Révolution. Mais le risque d’un nouveau déséquilibre est loin d’être écarté pour la suite entre Ancien et Nouveau Régime.

 

Révolution confisquée ; transition en panne ; partis démocratiques affaiblis et divisés ; islamistes combinards et nocifs, sur le déclin ; régime politique dangereux ; instabilité politico-institutionnelle ; modernistes naïfs ou sceptiques ; autorité de l’Etat épuisée ; responsables politiques peu professionnels ; ingouvernabilité du gouvernement ; président de la République extra-atmosphérique ; nationalistes anachroniques ; police, administration et justice habitées par le fait politique ; économie en faillite ; chaos social ; diplomatie en veilleuse. Nul ne s’étonne alors que la place est à prendre dans la Tunisie post-révolutionnaire, en dépit des mérites de la Révolution. Le Tunisien moyen le perçoit en tout cas ainsi, à tort ou à raison, lui qui n’a pas le sens de la durée, qui est déçu par la Révolution, les islamistes et le système politique en bloc. La place est en train d’être effectivement prise et remplie par Abir Moussi et par son parti le Parti Destourien Libre, incarnation plus ou moins parfaite de l’Ancien régime benalien. Moyennement représenté au Parlement (17 sièges), le PDL est placé par les sondages actuels en première position, proche de la majorité absolue (46% environ), c’est-à-dire mieux qu’Ennahdha, au faite de sa gloire troïkesque.

Abir Moussi face au vide

Abir Moussi tente de combler un vide qui lui a été concédé par des islamistes en déclin et par des forces démocratiques sans force. Militante, Abir Moussi l’est certainement. Elle descend dans la rue, y discourt infatigablement, fait des meetings, suit une politique de proximité, mobilise à outrance dans tout le pays, à commencer par le Sahel, le terroir destourien. Elle a de l’énergie à revendre pendant que les leaders démocrates demeurent dans leurs chaumières. Elle séduit les moins jeunes, les adultes qui ont vécu l’ère immobile, dite « stable », de l’autoritarisme. Elle s’adresse aux jeunes, généralement pas convaincus par elle, fait du matraquage dans les réseaux sociaux et Facebook, pour diffuser ses vidéos et prises de parole quotidiennes au Parlement ou ailleurs. Elle charrie les islamistes au Parlement avec ses grèves et provocations à répétition. Les démocrates sont peu convaincus par son modèle et son acharnement lassant, mais ne sont pas du tout mécontents de son hostilité affichée aux islamistes. D’ailleurs des intellectuels notables, fortement hostiles aux islamistes, comme Youssef Seddik, sympathisent ostensiblement avec elle. Sans doute un rapprochement de circonstances, qui ne va pas jusqu’à l’adhésion à ses incarnations politico-dictatoriales. Si la politique est animosité interminable, l’ennemi de mon ennemi reste mon ami.

Comme toujours, l’agitation profite à l’ordre. C’est le cas de Bonaparte ou encore des royalistes après la phase jacobine, ou de Hitler après le parlementarisme « traître » des libéraux de la République de Weimar, contre lequel s’est opposé Carl Schmitt, qui voulait le compenser par la dictature romaine et le plébiscite, comme c’est le cas encore de Poutine face au legs démocratico-libéral de Gorbatchev et de Eltsine ou du Général Al-Sissi, après le « désordre » des jeunes révolutionnaires du maydan at-tahrir.

Désordre réel et ordre supposé

Le désordre est affecté d’irrationalité, alors que l’ordre social et politique relève du rationnel. L’ordre est perçu ici comme un équilibre à retrouver après un désordre nuisible, instaurant un déséquilibre social et politique grotesque, attentatoire même à la vie. Même la concurrence naturelle, d’ordinaire légitime, est dans ce cas niée, car participant au chaos ambiant. Des auteurs, comme Norbert Elias, René Girard ou Michel Forsé ont montré qu’au fond, on peut poser le désordre comme fait premier, et l’ordre social comme fait correcteur temporaire entre deux phases de désordre. L’approche de Michel Forsé (L’ordre improbable. Entropie et processus sociaux, Paris, PUF, 1989) tente de concilier les deux phases. Il considère que 1) d’abord, le système est en déséquilibre ; 2) qu’ensuite, les divers agents cherchent à revenir à une situation d’équilibre ; 3) qu’enfin ramener l’ordre nécessite une débauche d’énergie qui augmente l’entropie (augmentation du désordre) du système global. C’est le cercle carré. L’ordre supposé contre le désordre réel peut toujours redevenir désordre réel lui-même. Toute l’énergie nécessaire mise pour passer du désordre menaçant à un semblant d’ordre risque elle-même de s’écrouler faute de contreforts ou de contrepoids. C’est le risque que posent les forces de l’Ancien Régime à la démocratie, aux acquis de la révolution et au véritable ordre social. Il y a toujours la crainte que forces révolutionnaires, jeunes, partis démocratiques et islamistes se liguent ensemble pour constituer, de manière déclarée ou pas, une nouvelle force du Nouveau régime opposable aux forces de l’Ancien régime. C’est le retour à l’instabilité politique.

La Tunisie entre deux phases

Aujourd’hui en Tunisie, on est entre la phase deux et la phase trois de l’approche de Michel Forsé, citée plus haut. D’une part, les divers acteurs tentent de revenir à une situation d’équilibre, mais ils sont impuissants à le faire, car l’équilibre est déjà rompu par un système politique décomposé à la source, dénoncé par tous (phase 2). D’autre part, certains acteurs, notamment Abir Moussi et le PDL, sont en train de débaucher beaucoup d’énergie pour retrouver un certain ordre qui leur serait profitable, celui de l’Ancien Régime, perdu dans les méandres de la Révolution. Une telle débauche risque, après une « révolution de liberté et de dignité » déjà confisquée depuis une dizaine d’année, d’augmenter encore le désordre social, et de parvenir à une nouvelle entropie (phase 3), fut-ce au nom d’une nouvelle « révolution destourienne », appelée aujourd’hui improprement « révolution des lumières »… contre les obscurantistes. Le rapport s’inverse : l’obscurité d’hier se veut lumière du jour.

Face aux deux blocages, le véritable ordre des démocraties, consolidées ou de transition, semble être l’ordre négocié. Il ne s’agit pas d’un ordre imposé après une surcharge d’énergie, créatrice d’un sur-pouvoir politique, fut-ce pour rétablir un ordre ou équilibre perdu. Il s’agit d’un ordre négocié relatif à des points fondamentaux (régime), pas à une phase passagère (coalitions). La Charte de 1815 et la Restauration ont pris en compte les vœux des Républicains et leurs principes libéraux. Le despote Napoléon lui-même, lors des Cent-Jours, quand il est revenu au pouvoir, a fait faire par Benjamin Constant une Constitution mi-libérale, mi-autoritaire, négociée entre les deux camps. C’est l’Acte Additionnel aux Constitutions de l’Empire de 1815 (abrogé par la défaite de Napoléon à Waterloo).

Un ordre négocié est incontournable. A supposer que le PDL parvienne à accéder au pouvoir au Parlement et au gouvernement et que la présidence de la République reste fermée à sa dirigeante Abir Moussi (comme c’est le cas dans les sondages actuels) pour une raison ou une autre ; à supposer encore que son parti, le PDL, obtienne la majorité absolue aux législatives, l’état de guerre ne disparaîtra pas pour autant entre ce courant affilié à l’ancienne dictature et la présidence « révolutionnaire » (qu’elle soit de type libéralo-démocratique ou de type nationalo-saiedien). On aura seulement substitué une nouvelle guerre abiro-présidentielle à une guerre islamo-saiedienne. Ce qui veut dire que le conflit Parlement-gouvernement contre la présidence continuera à déséquilibrer le système, du moins tant que l’actuel régime politique, facteur de désagrégation, sera encore maintenu.

C’est vrai que la nature a horreur du vide, ce qui explique la percée de Abir Moussi et du PDL, ainsi que du populisme allié à l’Ancien Régime. Mais en politique, la nature a aussi horreur du déséquilibre et de l’instabilité, surtout lorsque les perspectives semblent annoncer la substitution d’un déséquilibre à un autre. Les partis politiques démocratiques, laïcs, et populistes, s’ils souhaitent sortir de ces déséquilibres successifs, inventés de toutes pièces par Ennahdha depuis la phase de la troïka, gagnent à négocier un accord fondamental sur le changement du régime politique, en modifiant la Constitution actuelle.