A quoi servent les municipalités ?

 A quoi servent les municipalités ?

Déchets amoncelés autour de poubelles débordantesaux abords d’un lieu d’enseignement à Tunis. FETHI BELAID / AFP


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


La question lancinante qui se pose avant les élections municipales de 2017, tant attendues par les populations, c’est de savoir si ces élections vont régler d’un coup, et à court terme, tous les problèmes environnementaux et de gestion locale, accumulés durant cinq ans d’absence de municipalités légitimes, ou plutôt d’absence de maires et de conseils municipaux élus. La question est de savoir aussi si ces élections vont donner un sens aux municipalités, qui sont passées de la tutelle malsaine d’un parti unique depuis un demi-siècle à l’anarchie et à l’absence de toute tutelle après la Révolution, à défaut d’autorité de l’Etat.


 


Les délégations spéciales qui gèrent actuellement ces municipalités, désignées pour gérer une situation transitoire, se sont avérées un fiasco total. Nommées après la Révolution par les autorités de tutelle proportionnellement aux rapports de force à l’ANC, puis à l’ARP, à la suite de la dissolution des conseils municipaux rcédistes, elles ont fait preuve d’irresponsabilité, d’incompétence et d’inefficacité. Manquant certes de moyens, après la destruction et l’incendie des équipements de plusieurs municipalités lors des événements de la Révolution, mais aussi d’esprit d’initiative et d’improvisation. Ces délégations, pourvues selon les cas, d’une mentalité de fonctionnairesou excessivement politisées ou tentées par la quête de certains privilèges, comme l’indique la dissolution de quelques-unes, ont manifesté une indifférence notoire au sort des municipalités et des habitants. Elles n’ont d’ailleurs même pas besoin de convaincre ou de discuter avec les habitants. Elles ne doivent rien à personne. C’est ce que les populations voient et constatent en tout cas dans les rues, dans leur environnement, dans leur vécu quotidien et au contact de ces « responsables » municipaux. Comme Saint-Simon, les citoyens ne croient qu’à ce qu’ils voient. Et ils ont bien raison.


 


En fait, la faiblesse de la gestion locale par les municipalités date moins d’après que d’avant la Révolution. Les municipalités, comme partout dans le pays, sont handicapées, non pas seulement par l’absence de moyens et d’équipements, mais surtout par un déficit de rationalisation de la gestion locale et une capacité organisationnelle limitée.


 


Pensons pratique. La pensée pratique, c’est ici le quotidien, c’est la vie même. Les problèmes des villes en Tunisie sont connus par tous. Les déchets et poubelles ne sont pas rationnellement collectés, et cela dure depuis l’époque de Bourguiba. Les solutions de replâtrage n’ont jamais été des solutions confirmées. Les déchets s’amoncellent partout, les bennes débordent, les « barbachas », fouilleurs de poubelles, s’en chargent. Les inconscients brûlent les déchets déposés sur les bennes, croyant faire œuvre d’hygiène, jusqu’à ce que les bennes soient démolies à l’usure et tombent par terre complétement cramées. Récemment, on a prévu une amende de 1000 dinars pour tous ceux qui jettent les poubelles sur le trottoir. Certes le Tunisien n’est pas un saint en la matière, loin s’en faut. Toutes les classes sociales font preuve d’incivisme à ce niveau à des degrés différents et participent à l’insalubrité publique. Le Tunisien est même le premier pollueur national. Mais si les poubelles étaient rationnellement gérées, rigoureusement ramassées selon un timing connu de tous les habitants des villes, municipalités et quartiers, peut-être ces habitants seront-ils incités à prendre leurs précautions et à sortir les poubelles selon les horaires prévus par les municipalités, comme cela se faisait un peu dans le passé. L’exemple doit venir des autorités elles-mêmes, qui doivent donner le ton, et sévir en cas de violation.


 


Les trottoirs, eux, ne servent à rien, les piétons ne peuvent marcher dessus. Les trottoirs servent plutôt à planter des arbres, par les riverains surtout qui, croyant embellir le devant de leurs demeures, empêchent les piétons d’y passer. Un dictat des propriétaires des villas ou des promoteurs immobiliers. Pourtant, il y a des normes internationales pour l’espace réservé à la plantation des arbres sur le trottoir. Mieux encore, les trottoirs servent à faire stationner des voitures, installer des "Kochk", vendeurs ambulants, ou à étendre illégalementdes terrasses de café, empiétant, au vu et su de tous, sur le domaine public en toute impunité. Les passants sont contraints de passer ou de « zigzaguer » entre les tables des cafés. Les municipalités et les autorités se lassent vite de sanctionner les contrevenants à la suite de quelques jours de campagne, créant de la sorte un état de non droit. Il suffit de voir l’avenue Hédi Nouira, l’avenue principale du quartier bourgeois d’Ennaser à l’Ariana, pour constater que ni les piétons, ni les handicapés, ni les personnes âgées ne peuvent marcher sur les trottoirs des deux rives, envahis par les tables des cafés, les extensions des magasins et dégradés par la saleté générale. Cette avenue est une catastrophe urbaine, un contre-modèle à enseigner dans les Instituts d’urbanisme et d’architecture.


 


Si les trottoirs ne servent à rien, les chaussées non plus. Elles sont, à leur tour, envahies par les piétons, qui n’ayant plus d’espace pour marcher, faute de trottoirs disponibles, se rabattent alors sur les chaussées, risquant à tout moment d’être fauchés par des conducteurs de voitures, eux-mêmes indisciplinés. C’est le cercle carré ou le monde à l’envers.


 


Les indications routières n’existent pas, ou en tout cas n’ont jamais été là où elles devraient l’être. En Europe, au métro, ou dans les grandes villes, un étranger a peu de chance de s’y perdre. Il trouve partout des plans de ville, à la sortie des métros généralement, et il trouve des indications à leur place. Au métro de Paris, l’un des plus grands réseaux européens et mondiaux de métro, le passager ne peut se perdre, il trouvera des schémas et plans partout. De même ailleurs, à Madrid, Rome ou Londres. Il en va de même dans les petites villes et sur les routes. En Tunisie, on trouve sur les routes les indications des directions, pas avant de passer ou de tourner, mais après, une fois qu’on a emprunté une direction, causant hésitations risquées, rebroussements de chemin et accidents. Toujours le problème de la rationalité et de l’esprit pratique. Les routes sont encore moins des routes continues qu’un ensemble de trous et nids de poule, que les conducteurs de voitures sont contraints de contourner à chaque fois, en zigzaguant et en prenant des risques aléatoires.


 


La construction anarchique était déjà un mal tunisien avant la révolution, issue principalement de l’exode rural.  Maintenant, c’est pire, tout le monde peut construire sur le domaine public ce qu’il veut et où il veut, même dans des zones urbaines et animées. Fruits secs, sandwichs, fruits et légumes, journaux, tout y est. Les cafétérias installent des terrasses non autorisées, les cafés occupent tout le trottoir. La corruption des agents publics et municipaux a certainement un rôle à jouer dans ces désordres, laxismes, illégalités et impunités.


 


Les autorités n’ignorent pas ces problèmes environnementaux et municipaux. Ils savent ce que les habitants endurent dans le quotidien, surtout depuis la Révolution. Ils savent que la rage, la malaria, le choléra et la typhoïde sont de retour. Ils savent qu’on a vu des troupes de sangliers au quartier bourgeois d’Ennaser (cité plus haut), à la recherche de quelques aliments dans les poubelles jetés par terre, ils savent qu’il y a de temps en temps une invasion de rats, comme ces jours-ci à Zarzis. Quelle est « la solution finale » en la matière, à supposer qu’il y en ait une ? Faut-il faire gérer les municipalités par les femmes, parce qu’elles ont un meilleur sens pratique, et sont plus sensibles que les hommes aux questions d’environnement ? Faut-il créer de grands centres d’apprentissage de gestion locale ou d’Instituts de formation des questions municipales ?


 


Finalement, on se demande à quoi servent les maires et les municipalités en Tunisie ? Pour les partis sans doute, pas pour les habitants. Doit-on encore payer la taxe municipale ? Si oui, pourquoi ? Quels services les municipalités rendent-elles aux citoyens ? Les municipales de 2017 pourront-elles refaire la compétence des nouveaux conseillers municipaux ou l’éducation civique des responsables ? La Constitution parle de décentralisation, un nouveau code des collectivités locales va voir le jour. On approuve. Mais le citoyen a besoin de  gestion pratique rationalisée. Le chef d’Etat, les membres du gouvernement, les députés, les gouverneurs, les délégués, les maires et conseillers municipaux sont tous des hommes politiques. En politique, ils sont tous tenus, élus ou nommés, de résoudre les problèmes pratiques des gens. Allez-y, messieurs « les hommes politiques », c’est devant vos maisons que ça se passe. Pourtant, la carrière politique commence souvent dans la gestion locale et communale, comme nous l’ont enseigné les vieilles démocraties.


 


Hatem M’rad