A propos de la modernité tunisienne

 A propos de la modernité tunisienne

De haut en bas et de gauche à droite – Les réformateurs Kawakibi (syrien); égyptiens : Mohamed Abdou et Taha Hussein ; tunisiens


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


La plupart des Tunisiens ont tendance à considérer que la modernité du pays d’après l’indépendance est redevable en gros à Bourguiba seul. C’est lui qui a libéré le pays, qui a plus ou moins sécularisé le pays, libéré la femme par un code de statut personnel, limité l’anarchie démographique en limitant les naissances dans un pays en voie de développement, incité les Tunisiens à ne pas jeûner au mois de ramadan en vue de consacrer leur « jihad » à la lutte contre le sous-développement, réduit à néant l’enseignement traditionnel de la célèbre Al-Zitouna, et surtout qui a propulsé une politique éducative moderne, séculière, gratuite fondée sur la science et le progrès dont les résultats ont un impact positif sur les nouvelles élites de l’après-indépendance, comme sur celle de l’après-révolution. Le ministre de l’Education, Néji Jalloulne cesse de dire qu’« on est tous les enfants de Bourguiba » sur le plan éducatif. Les Tunisiens le pensent aussi, surtout les femmes et les laïcs.


Bourguiba lui-même, considérait que, du fait qu’il a lutté contre les colonisateurs, qu’il a créé un parti moderne, le néo-destour, qui a rompu avec le « vieux destour », à l’aide d’une nouvelle élite moderniste et qu’il a établi un Etat moderne pour une société moderne, devant rompre avec la tradition et les préjugés, il méritait le titre du père de la modernité du pays. Réformateur, moderniste, progressiste, audacieux, Bourguiba l’était à coup sûr. Non idéologue et pragmatique, il l’était aussi. La preuve, il est passé d’une politique socialisante sous Ahmed Ben Salah à une politique libérale sous Hédi Nouira. Son idéologie, c’est le progrès, fût-ce au prix du silence de tous. Sa hantise, ce sont les préjugés et l’irrationnel qui surplombent les traditions. Pour lui, comme le disait l’ancien premier ministre travailliste britannique Tony Blair, « Une politique n’est ni de gauche, ni de droite, elle est efficace ou elle ne l’est pas ». Par pur réalisme, par conviction aussi.


Cela dit, Bourguiba n’est pas le seul moderniste ou le seul fait de civilisation en Tunisie. Durant un demi- siècle, on a exagéré la responsabilité de Bourguiba en la matière. Tout le bataillon s’y est mis : talents oratoires et discours pédagogiques de Bourguiba, Parti unique, destouriens, presse et médias propagandistes, manuels scolaires, l’hagiographie de Mohamed Sayah. Même Ben Ali a servi indirectement l’histoire bourguibienne du seul fait qu’il ait nié ou dénigré son apport. On l’a bien vu après la Révolution. Bref, la conscience tunisienne a été bien formatée durant plusieurs décennies sur l’apport exclusif de Bourguiba en matière de modernité. Bourguiba y a certes une part non négligeable. Il serait a-historique de le nier. Mais il n’est pas le seul acteur de la civilisation moderne dans l’histoire tunisienne. Cette préfabrication de l’histoire était plutôt un fait politique devant servir un dessein politique. Bourguiba tendait à sur-dimensionner son rôle. Il ne visait pas seulement à unifier un peuple encore tribal, il ne voulait pas seulement socialiser pour intégrer, pour plier et se faire obéir. Il visait aussi les youssefistes, le clan politique rival au sein du parti, les beys, l’ancien régime de l’époque, desquels il voulait se démarquer. Il insistait sur le fait que la dynastie husseinite a endetté le pays au point de ramener le protectorat français.


On ne peut pas altérer l’histoire, ni faire l’apologie de certains régimes au détriment d’autres pour des raisons politiques ou subjectives. Les animosités politiques déforment souvent l’histoire. Bourguiba, poussé par son égo et par l’accession rapide au pouvoir, a humilié les beys, c’est un fait. C’est un fait aussi que les beys étaient réputés être de mauvais gestionnaires pour avoir contribué à l’endettement du pays. Mais il faut reconnaitre, comme le rapportent nos bons historiens, que le jour où Hussein Bey, le fondateur de la dynastie husseinite est monté au trône en 1705, un fait de civilisation est apparu depuis cette époque par rapport à l’époque hafside. La sécurité est apparue, les routes deviennent plus sûres, le pays prospère, des palais, villas et jardins fleurissent un peu partout. La modernisation du pays s’accélère avec ce souverain bâtisseur. La dynastie devient nationale, moins liée à l’empire ottoman,  après le renversement des mouradites. Hussein Bey a noué des alliances avec les puissances européennes pour faciliter le commerce et développer les échanges. Puis, Ahmed Bey à partir de 1837, abolit l’esclavage sous la pression des puissances européennes, accélère la modernisation de l’Etat. Il développe une armée régulière pour mettre fin aux milices et corsaires, et crée l’école militaire de Bardo. A ce moment- là, les élites politiques et intellectuelles faisaient corps avec la monarchie husseinite et soutiennent la volonté de modernisation du pays à l’européenne.


La modernisation de la Tunisie, il faut le dire, ne date pas de Bourguiba. Le grand réformateur Khereddine, devenu premier ministre, a créé à son tour le collège Sadiki, dispensant un enseignement moderne ouvert à la science et aux langues étrangères. L’éducation moderne n’est pas du seul ressort de Bourguiba. Ce collège a d’ailleurs formé la nouvelle élite moderne tunisienne, celle qui va propulser le mouvement des « Jeunes Tunisiens », qui va jouer un grand rôle dans la création du parti du destour, puis du néo-destour qui en est issu. Ils ont créé un journal « Le Tunisien » à partir duquel ils ont appelé à des réformes modernes.


Il est vrai que les Beys ont eu quelques difficultés dans la modernisation du pays. Les échanges commerciaux provoqués par les Beys ont provoqué aussi la dépendance économique et financière, les révoltes antifiscales (Ali Ben Ghedhahem) et le protectorat français en 1881. Où trouver l’argent ? Cela a toujours été le vrai problème de la modernisation sous les Husseinites. L’effort de modernisation a en effet un coût, comme celui de l’armée.


Le mouvement moderniste tunisien subit également l’influence des réformateurs syriens, comme Kawakibi ; égyptiens comme Tahtaoui, Mohamed Abdou, Taha Hussein ; tunisiens, comme Khereddine, BayremV, Kabadou, Ibn Abi Dhiaf, cheikh Mohamed Lakhdhar Hassine ou cheikh Tahar Ben Achour. La modernisation du statut des femmes doit beaucoup à Tahar Haddad, qui a appelé à son affranchissement vis-à-vis de la chariâ. Le code de statut personnel de Bourguiba descend droit fil des œuvres de Tahar Haddad et notamment du livre « Notre femme, la législation islamique et la société ». Bourguiba a eu le mérite de prolonger la doctrine avec audace sur le plan politique et pratique. Ce qui n’est pas peu.


Mais, on ne devrait pas continuer à politiser l’histoire, comme l’ont fait Bourguiba et Ben Ali dans des registres différents. L’histoire tunisienne ne devrait être ni anti- beylicale, ni pro-républicaine, elle est ce qu’elle est. Il y a eu des Beys patriotes et réformateurs, comme des despotes Républicains, il y a eu des réformateurs modernistes au XIXe siècle, avant Bourguiba, comme des partisans du fixisme social et politique tant à ses côtés, qu’aux côtés de Ben Ali.


 


Hatem M’rad