Point de vue – Tunisie. « A la recherche du temps perdu »
Tunisie. Les dirigeants politiques font perdre beaucoup de temps aux Tunisiens par leur entêtement, obstruction et irresponsabilité politique.
Serait-ce trop demander aux gouvernants – chefs de gouvernement, majorité parlementaire, président de la République et même des dirigeants de partis – après tant de lassitude de la population, de faire un effort d’imagination, de tenter d’avancer dans la conduite de leur action et d’assumer enfin leurs responsabilités politiques, celles qui leur ont été confiées par les électeurs, au lieu de faire du surplace ? N’est-il pas temps pour eux, quels que soient leurs profils et leurs raisons, de s’élever au-dessus de la temporalité, des frivolités, des chamailleries puériles, objets de mépris et de ragots de l’opinion publique ? Leur est-il difficile d’essayer d’exercer leur métier politique, c’est-à-dire d’agir, de réformer, de résoudre les conflits, de pacifier le pays, et de rendre compte à l’opinion ? La demande de l’opinion est en tout cas grandissante à l’égard de leurs responsables.
« Aide-toi, le ciel t’aidera »
Même les dirigeants des pays occidentaux et les institutions internationales appellent diplomatiquement les dirigeants Tunisiens de régler leurs différends politiques par eux-mêmes, pour qu’ils essayent à leur tour, de coopérer avec la Tunisie, de l’aider en ces temps difficiles, et de savoir ce dont le pays a besoin. La cacophonie actuelle ne peut les aider à le faire. « Aide-toi, le ciel t’aidera », le message est clair. Entre-temps, la Tunisie aura perdu beaucoup de temps par l’aveuglement de ses dirigeants, qui n’ont pas cherché, comme au moins Essebsi autrefois, de contourner dans la mesure du possible, les travers des pièges tendus par le régime politique pour dissimuler le vide de la fonction ou la vacation éventuelle du pouvoir. Et le temps, il faut le savoir, est la seule ressource qu’on ne peut pas recycler. Le temps perdu est à jamais perdu, notamment depuis 2019, en dépit de la recherche, plutôt littéraire, de Proust du temps perdu, dans sa fabuleuse somme romanesque. Depuis l’élection de Kais Saied à la présidence, de Ghannouchi au Parlement, et de la valse des chefs de gouvernements qui s’en est suivie, beaucoup de temps a été perdu tragiquement dans la composition des gouvernements, marchandages et quête de confiance du Parlement. Proust parle d’ailleurs lui-même du « monde perdu à jamais ». C’est de cette place capitale accordée au temps dans cette œuvre et des hésitations de la conscience exprimées par l’auteur qu’on a pu parler dans la littérature contemporaine de « révolution proustienne ».
« Révolution proustienne »
Eh bien la « révolution tunisienne » a enfanté, et à sa manière, une sorte de « révolution proustienne », faite d’indécision, d’hésitation, d’errements de conscience. Pire que l’hésitation, la « révolution » censée être « bouleversement » et « transformation », s’est transfigurée en « blocage ». Mais la responsabilité politique ne peut se permettre le luxe ni de l’hésitation, ni de l’indécision, ni a fortiori du blocage. Les dirigeants précédents ont tenté d’agir et de composer avec le système en dépit de ses incohérences, les dirigeants actuels le paralysent. Ils sont allés jusqu’au bout de la logique de l’inaction produite par le système. Ils ont ce faisant entretenu la corruption à laquelle ils tentaient justement d’y remédier par leur blocage prémédité. L’Etat dépend de plus en plus, au-delà des partis, des groupes sociaux, des groupes privés, du corporatisme syndical, des associations influentes et des groupes médiatiques. « L’Etat qualitatif » cède la place à une sorte d’ « Etat quantitatif », composé de corporations féodales. Plus d’unité englobante de l’institution suprême. L’Etat est né pour mettre un terme aux guerres et conflits, il est désormais lui-même symbole des guerres et de conflits. A quel saint le citoyen doit-il se vouer ? A la loyauté des corporations multiples, à la loyauté transnationale islamiste ou à la loyauté étatique ? L’Etat se privatise, comme au Moyen Âge ou dans les monarchies absolues ou comme dans les tyrannies d’aujourd’hui. C’est à l’intérieur de ce « non politique » de l’inaction, et de ce « non droit » de la règle approximative, transitoire et inachevée que s’insèrent et se développent l’influence des groupes privés et la corruption. Plus le temps de l’inaction politique s’étend en longueur, plus le mal prospère en profondeur.
Durée courte, durée longue
La durée courte des dirigeants et élus est alors perçue comme une durée longue par la population qui voit s’accroître les difficultés du quotidien, le mal de vivre, le mal-être, la fausse incarnation de l’Etat de l’intérêt national et de la vertu. Des dirigeants qui n’agissent pas, qui bloquent le système, qui ne collaborent pas, ne négocient pas entre eux, et qui ne se reconnaissent même pas, finissent par produire inéluctablement du temps long en multipliant et prolongeant les souffrances des uns et des autres. Une année au pouvoir équivaudrait à une dizaine d’années pour la population. Les hommes politiques ne s’en rendent pas compte. Dans la vie courante, on fait souvent confiance au temps pour régler les problèmes en suspens et pour refaire ce qui a été défait. Tout rentrera dans l’ordre pour celui qui sait attendre. En politique, et notamment dans les démocraties représentatives, où les mandats sont courts, on n’a jamais assez de temps pour faire les choses et satisfaire la population. En dictature, le temps est par la force des choses un peu long, très long même, mais les populations ne s’en aperçoivent pas, trop formatées à la patience et la passivité. Pas en démocratie où l’urgence est non discontinue. Ici, les populations ont pris l’habitude d’exprimer librement leur sentiment, de faire des exigences immédiates à la mesure de leurs besoins pressants, de contester, d’exprimer leur colère en public et surtout dans les réseaux sociaux. Ils ont appris à juger les dirigeants politiques en permanence et en boucle dans une sorte de tribunal virtuel ouvert. On imagine alors le ressentiment d’une population doublement en détresse : par le fait de la crise sociale et économique, et par le fait du blocage politique et de l’inaction voulue des dirigeants politiques.
Alors, Saied-Mechichi-Ghannouchi, auxquels il faudra aussi ajoutera Abir Moussi, par son obstruction au processus législatif, ont tous les quatre « volé » le temps précieux des Tunisiens, perdu à jamais. Inaction, obstruction et blocage n’ont jamais permis de faire avancer les choses, ni de s’élever dans l’estime des populations. Il faut reconnaître que par les temps qui courent, on a moins besoin d’un peuple providentiel (au moins il est ce qu’il est) que de dirigeants providentiels (ils ne sont pas ce qu’ils sont). Perte de temps et perte d’estime vont ensemble.
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