Poutine, le « nouveau tsar » de la Syrie

 Poutine, le « nouveau tsar » de la Syrie

Sergey Guneev / Sputnik / AFP


On peut difficilement récuser les maladresses des dirigeants européens et américains dans la gestion du conflit syrien. Ces derniers étaient englués dans un dilemme dès le début du conflit en mars 2011 à la suite de la répression par le régime de Bachar des manifestations pacifiques favorables à la démocratie et à la liberté, sous l’effet de l’exemple tunisien. Le conflit est devenu encore plus complexe avec l’avancée de Daech et l’occupation d’une partie importante du territoire syrien par ce groupe terroriste. 


L’enchevêtrement inextricable de multiples réseaux, groupes et rebelles, tantôt islamistes, tantôt laïcs, soutenus par plusieurs puissances motivées par des intérêts contradictoires en Syrie, ne permettaient plus de démêler l’écheveau. En tout cas, exploitant une gigantesque manne financière, le groupe Daech s’est s’avéré aussi impitoyable que sanguinaire. Il a fini par être unanimement rejeté dans le monde : nations, dirigeants et sociétés civiles.


Ce qui apparaissait alors clair aux yeux de tous était obscurci par le jeu politique et l’attentisme des puissances internationales. Le débat tournait, du début des manifestations de 2011 jusqu’à la chute de Daech à Alep, autour du choix entre Bachar et Daech. Qui privilégier ? Et quelle priorité ? D’une part les dirigeants occidentaux, notamment Obama, Merkel, Hollande, reconnaissaient officiellement, face à l’opinion mondiale, que Daech est une menace pressante, mais ils ciblaient principalement, dans l’ordre de priorité, la chute de Bachar, le dictateur par qui tout le mal est arrivé. Ils ont certes constitué une timide coalition internationale, pour ne pas laisser Poutine maître du jeu. Coalition qui a bombardé et frappé des camps daechiens, mais les dirigeants occidentaux se refusaient à mener le combat au sol, réservé à quelques instructeurs militaires. Ils n’ignoraient pas non plus que les Russes ont déjà, sur le terrain, la mainmise sur les couloirs stratégiques en intelligence avec Bachar. Ils accusaient Poutine de faire un amalgame en chassant au même titre Daech et les rebelles soutenus par eux. Poutine répondait machiavéliquement que son objectif à lui, est de chasser tous les terroristes, quels qu’ils soient, qui cherchent à attenter au régime syrien par la force, daechiens ou non daechiens.


D’un autre côté, les puissances américaine et européenne ne voulaient pas forcer la dose dans la lutte contre Daech. Ils ne voulaient pas s’impatienter pour recueillir le fruit mûr : la chute de Bachar, obstacle à toute tentative de négociation de paix. Pour les Occidentaux, Bachar n’a pas sa place dans une négociation de paix inter-syrienne. La cause du mal ne peut résoudre le mal. Il y a un contre-sens. Ils louvoyaient, donnaient l’impression qu’ils ne voulaient pas lutter contre le terrorisme, comme les y a invités Poutine à plusieurs reprises, sans doute beaucoup plus déterminé qu’eux. Par ailleurs, Américains et Européens ne voulaient pas offrir, par leur intervention en Syrie, une sortie glorieuse à la Russie, dont ils espéraient au contraire, par leur inaction calculée, réduire l’influence à la fois au moment des négociations et à l’avenir, à la suite de la chute de Bachar.


Toutefois, face au louvoiement des Américains et des Etats européens, Poutine a fait montre d’une détermination sans faille dans la défense des intérêts russes et de son allié syrien. Il a été payé en retour après la débâcle de Daech à Alep. Poutine s’est trouvé le maître à bord, il en a profité. La nature a horreur du vide, la politique aussi. Déterminé, parce qu’il a besoin de la Syrie, qui représente pour lui une influence stratégique importante dans la région. Il va certainement faire payer à la Syrie le prix de la libération d’Alep et la fin de la guerre, qu’il a pu obtenir aussi à l’aide de l’Iran et de Hezbollah. Erdogan, lui, mi-atlantiste, mi-islamiste(qui a défendu ses rebelles à lui en Syrie),n’est pas un appui sûr. Quoique là aussi, après qu’il s’est réconcilié avec lui, et lui a promis, ainsi qu’à l’Iran, de participer aux pourparlers de paix, dans une rencontre restreinte tenue à Moscou ces jours-ci après la libération d’Alep, de laquelle les Occidentaux étaient exclus, il ne manquera pas de marchander politiquement l’assassinat de l’ambassadeur russe à Istanbul.


Le leadership est loin d’être le parent pauvre de la politique internationale. Bien au contraire. Obama a encore du mal à croire que l’histoire est tragique et que le pacifisme, même limité, ou le « diplomatisme », a ses limites si on veut parvenir à ses fins en période trouble et à haut risque. Poutine n’ignore pas, lui, qui a vécu le soviétisme endigué par l’Occident, le sens du tragique, fortifié par sa détermination dans la réalisation de sa stratégie. Il a d’ailleurs une « doctrine » politique bien huilée dans sa tête.


N’oublions pas qu’on a affaire à un nostalgique de la grandeur soviétique. Il considérait que « la désintégration de l’URSS a été la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle » et que « celui qui ne regrette pas la dissolution de l’Union soviétique n’a pas de cœur ». Il a même en janvier 2016 accusé Lénine, dans un discours, d’avoir fait « exploser la Russie », parce qu’il a imposé un fédéralisme qui a conduit à la désintégration de l’Union soviétique 80 ans après. Quand on a travaillé dans les services d’espionnage du KGB au service d’une grande puissance et d’un des deux grands blocs mondiaux, cela ne laisse pas insensible. Il serait hypocrite de nier que la Russie a retrouvé son rang dans le concert des nations progressivement depuis que Poutine a pris les rênes du pouvoir, depuis qu’il est devenu le président de la Fédération Russe en 2000 (après une année d’intérim en 1999), succédant à Boris Elstine.


Il est persuadé que la Russie est toujours victime, même après une lente et complexe démocratisation, de la politique d’endiguement des puissances occidentales, et que celles-ci, plutôt slavophiles, veulent toujours pousser la Russie à l’isolement et à la marginalisation sur la scène mondiale. Il tente maintenant d’imposer les intérêts de grande puissance de la Russie coûte que coûte. Il n’hésite pas à manipuler les élections américaines, en préférant Trump à Hillary, en piratant les mails de cette dernière. Il jette son dévolu en France sur le candidat des Républicains, François Fillon, qui lui a tendu la perche et qui souhaite collaborer positivement avec lui. Il tisse même des liens étroits avec le Front national de Marine Le Pen, favorite d’ailleurs, comme Fillon, des sondages. Réalisme oblige. Il les soutient moins pour leur « candeur » politique que dans l’idée d’affaiblir le lien transatlantique et de déstabiliser le camp occidental.


Aujourd’hui Poutine se balade sur la scène mondiale, malgré la superpuissance américaine. Les Etats-Unis et l’Europe sont certainement  plus puissants sur le plan économique, technologique et militaire, mais Poutine dispose d’une carte dont les autres en sont dépourvus : le leadership et la détermination. Sa guerre ayant porté ses fruits en Syrie, il s’autoproclame le garant de la paix mondiale, après avoir réussi à chasser le terrorisme daechien, face auquel les Occidentaux ont beaucoup tergiversé, même s’ils en ont été, eux aussi, ses victimes. Les pourparlers de paix entre Bachar, l’opposition civile, les puissances internationales et les Nations Unies vont très probablement se tenir sous son égide. Il a gagné « sa » guerre (qui a fait 310 000 morts), il lui reste à gagner « sa » paix.


Déjà, il a voté en faveur de la Résolution du Conseil de sécurité du 19 décembre dont les membres sont parvenus unanimement à un compromis rudement négocié par la Russie, après que celle-ci ait menacé d’opposer son véto. La Résolution prévoit le déploiement rapide à Alep du personnel humanitaire de l’ONU, déjà présent en Syrie, pour surveiller les évacuations et évaluer la situation des civils. Il peut maintenant jouer au diplomate après avoir imposé sa guerre. Il peut même faire quelques concessions non essentielles.


Dans les pourparlers de paix, Poutine va très probablement essayer d’abord de négocier avec ses alliés proches, c’est-à-dire Bachar et l’Iran, pour tenter d’adopter une position commune avec eux. Puis, il essayera de négocier avec le voisin turque, qui soutient, lui, depuis le début, tout comme les Occidentaux, la mise à l’écart de Bachar. Une fois ces premières négociations mises en forme, Poutine pourra organisera avec l’ONU des pourparlers officiels, plus diplomatiques, avec les puissances occidentales. La carte de Bachar sera intéressante pour lui pour faire plier les Américains et les Européens. Lui et Bachar sont de surcroît les maîtres sur le terrain.


Reste à savoir jusqu’où les puissances occidentales accepteraient-elles d’être malmenées par la logique poutinienne sur le plan diplomatique, comme elles l’ont été sur le plan militaire? Il faut croire qu’elles ne sont pas dépourvues d’argument : Bachar est la cause du mal de guerre, une guerre qui s’est internationalisée. Un dictateur qui a livré une guerre à son peuple, qui l’a même bombardé. Un peuple épris de liberté, qui s’est reconnu le droit de résister à l’oppression illégitime d’un tyran, défendu par une puissance étrangère contre son peuple.


Hatem M’rad