Syrie ou Daech: le calcul froid de la stratégie des puissances
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Dans le calcul stratégique des puissances internationales et régionales, il n’y a pas d’état d’âme. Entre la Syrie et le groupe de l’Etat islamique, les Etats-Unis, les puissances européennes, les pays du Golfe ont déjà choisi leur camp. Entre d’une part, un vieil ennemi, la Syrie, un régime dictatorial, historiquement allié au contre-modèle soviétique, puis de la Russie, et allié indéfectible de l’Iran chiite, ayant pratiqué lui-même le terrorisme d’Etat depuis plusieurs décennies, et d’autre part le groupe de Daech, une organisation terroriste sanguinaire récente, sponsorisée par les pays du Golfe sous l’œil complaisant des grandes puissances occidentales, ces dernières n’hésitent pas beaucoup, malgré l’ambiguïté de la situation.
La menace, en effet, du régime syrien pèse plus lourd sur le plan stratégique que la menace de l’Etat islamique, à laquelle ces puissances peuvent y mettre un terme, pour peu qu’ils en aient la volonté et l’opportunité. C’est un peu le jeu poursuivi, hier, par les Etats-Unis avec Al-Qaïda. Après avoir exploité ses « compétences » en Afghanistan contre « l’empire du mal », les Etats-Unis ont jeté ces jihadistes comme des malpropres pour d’autres raisons aussi stratégiques.
A la suite des événements du printemps arabe, dans l’euphorie générale, les pays occidentaux et les grandes puissances ont, après avoir hésité un moment, accompagné le mouvement des populations et de la société civile syrienne contre le régime de Bachar Al-Assad, un dictateur plus menaçant pour les puissances occidentales et régionales sur le plan stratégique que Ben Ali ou Kadhafi. Car la Syrie fait partie des pays du front. Elle est engagée dans les conflits et intérêts stratégiques du Proche-Orient, menaçant sérieusement les intérêts américains, israéliens, européens, égyptiens et des pays du Golfe dans la région.
Les choses étaient claires à ce moment-là. La mission consistait à exercer la pression, dans la foulée du printemps arabe, sur les dictateurs arabes, et surtout sur les moins « catholiques » d’entre eux, qui ne sont pas en odeur de sainteté avec les puissances occidentales et régionales sur le plan stratégique, et au premier rang desquels se trouvait le régime syrien de Bachar al-Assad.
Puis, on a vu la montée soudaine du groupe de Daech. Tous les regards de la communauté internationale se sont dirigés alors vers ce groupe terroriste, qui médiatise à outrance ses actes terroristes et maîtrise le processus du jihadisme numérique. La menace était réelle, la barbarie aussi, comme les égorgements individuels et collectifs transmis par vidéos dans les réseaux sociaux. On croyait alors que les puissances internationales allaient tourner le dos au régime de Bachar, qui avait d’ailleurs du mal à chuter, et qui résistait encore aux tentatives des groupes de rebelles improvisés de la société civile et aux divers groupuscules jihadistes qui profitaient de l’occasion pour se positionner, semer le trouble et l’abattre.
On croyait qu’entre deux maux et deux formes d’inhumanité – dictature militaire ou terrorisme jihadiste – il y avait des degrés, et que les puissances internationales et régionales vont opter pour la lutte contre le terrorisme. Le terrorisme jihadiste semblait plus menaçant, plus immédiat, plus urgent pour l’opinion commune. Il cible moins les soldats engagés au front que les civils innocents.
Ces puissances feignent de s’émouvoir des pratiques barbares et sanguinaires du groupe de Daech, qui pourtant prend souvent pour cible leurs ressortissants, journalistes, soldats et touristes. Un groupe qui déclare sans fard exercer un chantage contre la politique et les intérêts de ces puissances. Les Etats-Unis et les pays européens déclarent changer de stratégie et que désormais, ils allaient combattre résolument le groupe de l’Etat islamique, pour apaiser la tension et surtout rassurer leur opinion publique, qui s’est beaucoup émue, à juste titre, de la barbarie de Daech.
Les Etats-Unis décident alors de rencontrer des responsables syriens, mais pas encore Bachar lui-même, qui s’adresse lui juste aux médias occidentaux. Le secrétaire d’Etat américain John Kerry a été chargé de discuter avec des représentants syriens officiels, de négocier avec eux sur la meilleure manière de lutter en commun contre le groupe de Daech et de contrer son dessein d’instaurer un califat islamique entre la Syrie et l’Irak. Par ailleurs, les Etats-Unis continuent à diriger les frappes quotidiennes au nom d’une coalition internationale, menées depuis neuf mois déjà contre ce même Daech.
Mais cela ne semble qu’une politique feinte. Quand on voit que l’Etat islamique contrôle désormais la moitié de la Syrie, pays déjà en ruine, ravagée par quatre ans de guerre civile, il devient légitime de se poser des questions sur les intentions stratégiques des Etats Unis, des Européens et de leurs alliés de la région. Daech est en train d’isoler la Syrie et de fermer plusieurs points de passage avec l’Irak. Elle a ainsi réussi à prendre Ramadi, chef- lieu de la province irakienne d’Al-Anbar, puis Palmyre dans le désert syrien frontalier de l’Irak, et de progresser vers le sud syrien pour s’emparer du poste-frontière d’Al-Tanaf. Par ailleurs, ce groupe islamique est devenu maître de la quasi-totalité des champs pétrolifères et gaziers de la Syrie, lui assurant un autofinancement de ses conquêtes « islamiques ». Mais Daech maitrise beaucoup plus les zones désertiques que les zones urbaines et citadines.
Les puissances internationales applaudissent et se régalent d’un tel spectacle. Elles sont certes en mesure de mettre un terme aux odyssées de cet Etat islamique quasi-désertique. Il suffit d’appuyer davantage les rebelles en armes et moyens, de pilonner à outrance par les avions de chasse et de freiner la générosité de leurs alliés du Golfe, toujours pressés d’abattre un régime proche des chiites iraniens, les ennemis jurés des wahabites de l’Arabie Saoudite et de Qatar, eux-mêmes en guerre contre les Houthis chiites du Yémen.
C’est tout l’art de l’action par l’inaction. Les Etats-Unis préfèrent démolir le régime syrien et faire faire leur travail « proprement » par les autres : par Daech, par la passivité calculée ou par les alliés du Golfe, les trésoriers de ce nouveau type de terrorisme stratégique. Les bailleurs de fond du Golfe sont moins sujets, eux, aux réprobations internes et internationales sérieuses. Le président français François Hollande continue, lui, de dire que le régime d’Assad n’a plus de place dans l’avenir de la Syrie. Il appelle à de nouvelles négociations avec toutes les parties concernées, qui tendent certainement à exclure les représentants du régime syrien.
Morale de l’histoire, le niveau de traitement et de lutte contre l’Etat islamique sera proportion de l’état de délabrement et de déclin du régime syrien. Tant que ce régime vivote encore ou agonise, on laissera faire le groupe de Daech et les Etats du Golfe, avec la complicité silencieuse du régime égyptien d’Al-Sissi, pourtant en mauvais termes avec les Américains, mais qui tient son propre pouvoir de la lutte contre les islamistes de son pays.
La stratégie est bien un calcul froid.
Hatem M'rad