« Savant en islam », un titre usurpé de nos jours ?
Une question qui interpelle plus d’un dans le monde arabo-musulman en effervescence d’aujourd’hui : celle qui porte sur l’expression de « savant en islam ». Expression galvaudée à satiété de nos jours, ces temps islamistes, dans les chaînes satellitaires salafisantes à travers les conférences et écrits des « Experts » en fiqh ou des « da’iya » wahabites du Proche-Orient, et reprise par les crédules avides de dévorer leur enseignement ou de suivre aveuglément leurs porte-paroles. Des profanes, ingénieurs, architectes, médecins s’adonnent à la lecture et à l’interprétation de la chariâ, ou font des recherches sur la doctrine théologique, et du coup, on leur colle l’étiquette de « savant en islam ».
Pourquoi le terme « savant » n’est utilisé avec force et insistance qu’en islam ? Pourquoi les uns disent, et que les autres répètent, « savant en islam », en faisant référence à tel ou tel « maître » ou charlatan ? Alors que, d’une part, dans les autres religions, on parle plus humblement de « théologiens », qu’ils soient « Rabbins » ou « Pères de l’Eglise », « Commentateurs » ou « Exégètes », et qui n’en sont pas moins érudits ; et que d’autre part, pour se couvrir du titre de « savant en islam », encore faut-il s’identifier à la science, ce qui n’est pas le cas en matière religieuse, et a fortiori pour ces nouveaux usurpateurs.
La science, comme méthode et comme un ensemble de connaissances mises en rapport avec des faits, objets et phénomènes obéissant à des lois, et dont la causalité est vérifiée par des méthodes expérimentales, est une démarche qui, le moins que l’on puisse dire, est très éloignée des études religieuses. Les études religieuses portent sur des croyances, sur des textes révélés ou sur des traditions, sur le divin, sur l’invisible, sur les miracles. En somme, sur des phénomènes non scientifiques par essence, non confirmés par la science.
Pourquoi veut-on que les fuqaha et exégètes de l’islam soient délibérément affublés du titre, souvent usurpé de nos jours, de « savant en islam » ? Le titre de « théologien » dévalorise autant cette corporation ? On n’a jamais parlé de « savant » en catholicisme, en protestantisme ou en judaïsme. On peut avoir une certaine maîtrise en connaissances religieuses ou islamiques, être exégète intelligent et perspicace et ne pas être « savant en islam », dans le sens scientifique du terme.
C’est vrai que le terme « savant » est ambigu. Il est défini comme quelqu’un « qui sait beaucoup en matière d’érudition ou de science » (Dictionnaire Larousse). Qu’est-ce que « savoir beaucoup » pour le Larousse ? Définition nébuleuse. C’est un homme docte et instruit, mais jusqu’à quel niveau ? A la limite, à partir de cette première définition, on peut comprendre qu’on puisse parler d’un érudit en matière religieuse, en matière de connaissances ou d’interprétation des textes et de fiqh.
Et il y en a eu dans l’histoire islamique, au Proche-Orient, en Asie, comme au Maghreb et en Tunisie. Comme l’érudit en sciences sociales, qui a des compétences transversales, en philosophie, sociologie, droit, économie, histoire, comme le sont par exemple les penseurs multidisciplinaires du type Ibn Khaldoun, Max Weber, Karl Marx, Vilfredo Pareto ou Raymond Aron. Même si on dit rarement que ces penseurs laïcs érudits sont des savants, quoiqu’ils soient plus proches de la science.
Mais, ce qui prête à confusion, c’est que le savant est aussi et surtout défini par le même Larousse comme « une personne qui, par son savoir et ses recherches, contribue à l’élaboration d’une science, science expérimentale ou exacte ». C’est déjà mieux. C’est pourtant là que le bât blesse.
On a l’impression que la propagande islamiste se polarise sur ce point-ci, celui du savant maître de la religion, connaissant tous ses ressorts, tous les sens exprimés ou cachés des textes, pour montrer, avec des arguments d’autorité, que tous les autres, laïcs et modernistes, ignorants en la matière, se trompent lourdement et ne peuvent comprendre quoique ce soit en matière islamique, sans qu’ils les consultent, eux, les théologiens patentés.
Cette propagande cherche à identifier le « savant » en islam à un scientifique, ou à un homme qui dépasse la science, puisqu’il est censé expliquer les prophéties, textes divins, histoire des prophètes, choses non accessibles au scientifique ou à l’historien porté vers la logique ou les sources irréfutables et attestés, écrits et témoignages.
La question se corse, lorsque, en remontant aux premiers exégètes de l’islam, on découvre que le terme « savant » a un rapport avec la force de croyance et de rattachement à Dieu des savants eux-mêmes, avec la récompense au paradis, avec le texte du Coran et les hadiths du prophète, qui louent très fortement les savants. Ces savants sont censés connaître mieux que quiconque la parole de Dieu et de son Messager, qu’ils savent élucider et éclaircir aux communs des mortels, ceux qui ne savent pas. « Parmi Ses serviteurs, seuls les savants craignent Allah. Allah est, certes, Puissant et Pardonneur » (sourate 35-verset 28du Coran). Allah aime ainsi les savants. Ces derniers se sentent alors en intimité avec le Messager et le Message.
Les savants sont en quelque sorte les héritiers des prophètes. Il est recommandé dans les études islamiques que celui qui désire acquérir quelque chose de l’héritage des prophètes doit s’asseoir auprès des savants et apprendre d’eux. Celui qui apprend auprès des savants, Dieu lui facilite le chemin qui mène au paradis. Abu Hurayra rapporte que le Messager d’Allâh a dit : « Quiconque emprunte un chemin dans le but de rechercher une science, Allâh lui facilitera un chemin menant au paradis ».
Ali Ibn Abi Taleb disait : « l’amour des savants est un culte par lequel on adore Allâh ». Commentant ses propos, Ibn al Qayim disait : « … Car la science est l’héritage des prophètes, et les savants sont leurs héritiers, donc l’amour de la science et des savants est une preuve d’amour de l’héritage des prophètes, et par conséquent détester les savants revient à détester l’héritage des prophètes et leurs héritiers… Allah est savant et aime tout savant, et il n’accorde sa science qu’à celui qu’il aime » (Extrait du livre de Ibn al-Qayin, Miftah Dar al-Sa’ada).
C’est pourquoi dans la Tradition islamique, on recommande aux gens d’aller vers les savants, leur donner la première place (un peu comme Muhammad Al-Ghazâli ou Yûsuf Al- Qaradhâwi aujourd’hui), les écouter et apprendre d’eux. Comme le dit Mûslim dans son Sahih : « Car cette science (du savant) est une religion, alors, regardez de qui vous apprenez votre religion » (14/1). Leur notoriété provient de leur science, qui les distingue des autres restés dans l’ignorance des choses religieuses. Ce sont eux qui expriment par leurs connaissances le véritable message du prophète. On les reconnait à la profonde connaissance qu’ils ont des zones d’ombre, dont n’échappe que celui qu’Allah a pourvu de connaissance : le savant en islam.
Le pas est vite franchi. Le savant est sacralisé. La « science » du savant en islam devient, elle-même, une religion. Peu importe le détenteur du titre, vrai ou faux savant. On peut croire ce qu’il dit sans hésitation, sans réserve. Il est le meilleur interprète et commentateur de l’islam de par ses connaissances et sa perspicacité. Tout ce qui n’est pas écrit dans le Coran, tout ce qui est non-dit dans la Sunna, il sait le déchiffrer et le décortiquer mieux que quiconque. Sa science le met au parfum des dieux.
Il ne faut pas s’étonner que la « science » islamique soit devenue l’apanage des charlatans de tous bords. Il s’agit pour ses usurpateurs de faire croire qu’ils détiennent la vérité sur Dieu, qu’ils sont plus proches de Dieu, comme le reconnait le Coran et les Hadits, et que les troupeaux pourraient les suivre sans crainte, pouvoirs politiques, militants de partis, sans oublier la ‘amma (masse).
Ainsi, les savants ne remplissent plus les conditions posées par l’imam Al-Shaf’i : « il n’est possible d’atteindre la connaissance qu’en remplissant six conditions : l’intelligence, la passion, la persévérance, la subsistance, la guidance d’un professeur et des années dédiées aux études ». Le Savant dans ce sens-ci est celui qui a acquis des connaissances ou d’érudition dans la durée, et non savant dans le sens de science infuse ou d’exploitation idéologique et politique et d’endoctrinement des masses à travers les chaines satellitaires, réseaux sociaux et mosquées.
Même des philosophes de tendance islamiste ayant une formation académique philosophique s’y mettent, eux aussi, comme Abou Yareb El Marzouki en Tunisie, qui bientôt va déclarer une fatwa sur l’inégalité d’héritage pour contrer le projet de la Colibe. Sans compter ces pharisiens médiatiques qui radotent à longueur des journées sur la nature du viol, de l’excision, de l’homosexualité, de l’héritage, du mariage avec une mineure, de l’autorité des hommes sur les femmes, de la polygamie, du travail des femmes, du niqah, des décolletés et jeans déchirés des filles, d’après leur propre islam.
La science dite islamique a tellement perdu de sa valeur aujourd’hui que quiconque a lu deux ou trois livres s’autoproclame expert en sciences islamiques et fait des conférences dans le monde islamique et acquiert un droit d’antenne dans les chaines TV propagandistes, dirigées par des pouvoirs politiques wahabites du Golfe. N’importe quel imam de mosquée voudrait aussi convaincre les croyants sincères de la pertinence de son sophisme, et devenir l’autorité morale du quartier, sans science aucune. On a dit à Abu Hanifa : « Dans telle mosquée, il y a un cercle d’apprentissage où on discute de fiqh ». Il répondit : « Est-ce qu’ils ont une autorité (un savant avec eux) ? ». Ils répondirent : « Non ». Il dit alors : « Ils ne connaitront jamais le fiqh ». Que Dieu nous préserve alors de la « science » des imams de mosquée.
Les hommes de savoir religieux du passé n’ignoraient pas le danger que représentaient les faux prétendants au savoir. Ils ont institutionnalisé le processus de reconnaissance des savants en mettant l’accent sur la ijâzh, une licence ou un certificat décerné par un ou plusieurs savants à des étudiants, attestant qu’ils ont achevé leur cursus ou leur étude de certains textes. Mais, comme aussi à la Zitouna, il y avait différents niveaux de ijâzah.
Aujourd’hui encore, les diplômes et les habilitations décernés par des universités accréditées ou des instituts d’enseignement supérieur ou le titre de professeur de 1e classe n’autorisent nullement leurs détenteurs à se croire savants ou immunisés contre la bêtise de leurs argumentations, non conformes à l’évolution des sociétés contemporaines. Ces diplômes n’autorisent pas non plus leurs détenteurs à prétendre à une autorité qu’ils n’ont pas, à jouer les faux-prophètes ou à se parer de science, notamment lorsqu’ils déballent un savoir rétrograde, non apte au tajdid, ou à l’exploiter politiquement en appuyant des partis islamistes ou salafistes, comme si 14 siècles ne se sont pas écoulés depuis la naissance de l’islam.