Point de vue – Révolution et contre-révolution ont-elles un sens en Iran ?
Islamique, de type religieux, même si elle s’opposait à l’origine à la dictature du Shah, la révolution iranienne et sa contre-révolution ne correspondent pas au schéma habituel de ces concepts, principes et des faits qui y correspondent.
La révolution iranienne, tant vantée par ses promoteurs chiites, est une énigme, du moins au regard de la nature des demandes de la contestation périodique. On se souvient en 2009, juste quelques mois avant la révolution tunisienne, des révoltes massives de la société civile et des jeunes en Iran, contestant la fraude électorale tendant à garder au pouvoir le conservateur Mahmoud Ahmadinejad. Des contestations qui tendaient à réformer le régime dans un sens plus démocratique, plus laïc. On peut observer encore aujourd’hui, et attentivement, la nouvelle révolte des femmes (soutenue par les hommes) qui veulent se libérer de l’entrave du voile à leurs libertés, notamment à la suite du décès de Masha Amini, trois jours après son arrestation par la police des mœurs pour non- respect du code vestimentaire strict des Iraniennes. Où se situent alors en Iran la révolution et la contre-révolution, tant elles se contredisent l’une et l’autre, tant les contre-sens et les ambiguïtés sont frappants, tant la révolution ressemble à une contre-révolution et inversement ?
La Révolution française, le premier modèle de révolution, nous enseigne que la Révolution se fait d’ordinaire, ou plutôt en principe, autour de quatre éléments décriant eux-mêmes quatre formes de vices : le progrès contre le préjugé ; la République (et ses « vertus ») contre la monarchie (et ses « honneurs ») ; la liberté contre le despotisme ; et l’égalité contre les privilèges (du pouvoir et de l’Eglise). Ainsi, la lutte contre l’Ancien Régime a entraîné cette Révolution, comme l’aurait dit Tocqueville, à « couper le pays en deux », révolution et contre-révolution, comme toute révolution d’ailleurs (bolchévique, tunisienne), mais en France plus que tout autre révolution. Les révolutionnaires ne voulaient rien garder du passé dans leur nouveau statut. D’où le schisme politique, moral et sanglant révolutionnaires/contre-révolutionnaires. La contre-révolution s’est renforcée par la radicalité révolutionnaire elle-même, d’autant plus que si la révolution incarnait le présent, l’avenir et l’universalité, la contre-révolution était viscéralement attachée au passé, à la tradition, aux préjugés. Dire que la révolution doit libérer le peuple, c’est dire normalement que tous les individus, hommes et femmes, membres de l’ancien régime comme du nouveau, doivent jouir et bénéficier de leurs libertés, droits et garanties. Autrement, on se demande pourquoi faire une révolution ; autrement la révolution serait fausseté, dérive et contre-sens.
C’est le cas de la révolution théocratico-politique iranienne, œuvre de conservateurs religieux, fidèles à Khomeiny, lui-même partisan de la théorie du Velayat-e-faqih (terme de droit musulman signifiant les conservateurs de la jurisprudence ou gouvernement des doctes) qui a certes fait tomber un régime monarchique dictatorial, qui a été suivie au départ par une population tentée d’en découdre avec une monarchie trop « moderniste », trop autoritaire et peu pieuse. Mais cette révolution islamique déjà viciée à la base par son aspect théocratique, réactionnaire et non-progressiste, s’est transfigurée elle-même en contre-révolution, par son repli conservateur, par son passéisme, par le déni des droits individuels et libertés fondamentales aux citoyens. En retour, c’est la contestation de la société civile qui apparaît, en 2009 et en 2022, comme le flambeau de la « véritable » révolution : celle du progrès, de la démocratie, de la liberté, de l’égalité et de la modernité.
La dite révolution iranienne apparaît plutôt, et de plus en plus, avec la distance historique, comme une usurpation du clergé chiite du destin de plusieurs générations d’iraniens depuis 1979. La « révolution islamique » est une révolution sui generis, une révolution du préjugé, propulsée par des vieux théologiens conservateurs qui ont fini par tuer l’enthousiasme, voire le rêve des jeunes et la liberté des femmes. Femmes mises au banc de la société comme des pestiférés, devant dissimuler corps, visage et cheveux, pour ne pas heurter la tradition et les préjugés des vieux conservateurs.
Cette révolution n’est pas une révolution, qui, généralement rompt avec le passé pour aller de l’avant. Elle est « islamique », mais pas « révolution ». Révolution de Dieu, et non révolution de la vie sociale ; elle est privilège et non égalité ; despotisme et non liberté ; passéisme décadent et non progrès. Comme nous le montre la soif de liberté des Iraniens à chaque contestation massive. Contestation aujourd’hui bruyamment relayée par les réseaux sociaux.
Maintenant, et sans trop jouer avec les mots, on peut dire qu’en Iran, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est la « contre-révolution » qui fait figure de véritable révolution. La contre-révolution de la société civile (considérée d’ailleurs comme telle par le clergé) est une révolution, et la « révolution » du clergé est une contre-révolution. Il est en effet rare qu’une contre-révolution soit progressiste et universaliste et qu’une révolution soit archaïque et traditionnaliste.
Le jour où la « contre-révolution » de la société civile iranienne parviendra à déloger la « révolution islamique » du pouvoir, les mots reprendront leur sens véritable et authentique, ainsi que la vie politique iranienne. Le clergé reprendra sa place naturelle dans la contre-révolution et la société civile pourra aspirer à une nouvelle révolution, par la remise en cause de la fausse révolution.
Le modèle politique iranien a le mérite de nous montrer qu’une révolution, pour mériter son nom, devrait être et demeurer « une espérance », comme l’a bien dit Yadh Ben Achour. La révolution iranienne a été pour les populations moins une « espérance » qu’un mirage ou désespoir. Elle a eu les caractéristiques et les effets d’un coup d’Etat par la férocité de ses actes et conséquences, par la confiscation de la liberté, par le détournement du rêve populaire. Souvent, les révolutions s’avèrent réfractaires à ce qu’on pourrait appeler une « rêvelution ». Les peuples, attachés instinctivement à leur sécurité ou « sureté », ne veulent entendre parler de « révolution » que lorsqu’elle leur apporte un plus palpable par rapport à l’Ancien régime, un bien-être libéral et matériel, voire une nouvelle civilisation, ou au moins un début d’« espérance », annonciateur d’une véritable « espérance ». C’est de cela dont parlait Benjamin Constant au XVIIIe siècle, quand il appelait, lui, le libéral, à « sauver les intérêts moraux de la révolution », illustrant à ses dires le progrès historique et la perfectibilité de l’espèce humaine. Progrès et perfectibilité invisibles en Iran, la Révolution ayant reculé de 14 siècles. Un espoir à reculons est bien un non-sens. Révolution et contre-révolution ne se confondent pas sur le plan moral (régime contre société en Iran), même s’il arrive qu’elles se confondent sur le plan politique et pratique (la révolution iranienne est une contre-révolution).
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