Révoltes arabes et réseaux sociaux au XXIe siècle
Les réseaux sociaux de notre époque aident de plus en plus les révoltés arabes, lassés de politique dictatoriale et soucieux de la dégradation de leurs conditions de vie précaires, à remettre en cause des régimes politiques de plus en plus conservateurs et clos.
Il faut croire qu’en ce XXIe siècle, les réseaux sociaux se sont transfigurés en fer de lance des révoltes arabes. Après les phases du premier cycle de fin 2010 et 2011 en Tunisie, puis en Egypte, Libye et Syrie, sans oublier les tentatives réprimées à la base dans d’autres pays arabes, nous sommes entrés depuis environ une année dans le deuxième cycle des révoltes arabes, presque neuf ans après, notamment en Algérie, au Liban, en Irak. Certains pays se sont révoltés et se révoltent encore contre leurs régimes, contre la dictature militaire ou civile; d’autres se révoltent contre la corruption de leurs gouvernements et classes politiques; d’autres joignent les deux types de contestation, surtout lorsqu’elles transparaissent au grand jour, dans un contexte de crise économique et de chômage de jeunes.
Dans tous les cas, l’accélération des révoltes semble imputable en grande partie aux réseaux sociaux. Un évènement qui peut paraître anodin en d’autres temps, ne faisant pas transparaître la colère sociale, ni sortir la population de sa torpeur, va au XXIe siècle, à l’ère d’internet et des réseaux sociaux, servir d’étincelle au déclenchement de révoltes générales. Un contrôle de police routinier en Tunisie à Sidi Bouzid, une taxe sur les téléphones et le tabac au Liban, une pénurie d’eau potable et d’électricité en Irak ces jours-ci, deviennent prétexte à une contestation massive contre le gouvernement ou le régime à partir des mots d’ordre lancés sur les réseaux sociaux. Même les Algériens, qui ont vu se défiler sous leurs yeux, et dans l’indifférence, depuis plusieurs décennies plusieurs Généraux, rentiers politico-financiers, et actes de rééligibilité indéfinie, par lassitude islamiste, ne supportent plus aujourd’hui d’être malmenés par la classe politique et militaire. Les populations arabes en détresse ne sont plus insensibles à l’effet de contagion, suscité par les réseaux sociaux, qui ont l’« art » de mettre à nu les régimes les plus fermés et les gouvernements récidivistes, tout en désarmant les moyens de défense de ces derniers par la puissance de leurs multiples flux. Le printemps tunisien, alimenté par les mots d’ordre des réseaux sociaux, hante encore l’esprit des régimes arabes conservateurs autant qu’il enchante les sociétés civiles arabes et leur donne un prétexte déculpabilisant, elles qui attendent peu de choses pour passer à l’acte.
Les réseaux sociaux rendent ainsi les révoltes instantanées et rapides, même dans un monde arabo-musulman immunisé contre les changements rapides, habitué à vivre dans la lenteur des temps féodaux. Autrefois, les révoltes étaient organisées dans la clandestinité, elles mettaient du temps pour se déclencher, dans l’attente du moment propice. Il n’y a plus aujourd’hui de moment propice. Un « rien » peut valoir « quelque chose », un petit incident peut être un déclencheur soudain. En un seul jour, une seule matinée, un mouvement de contestation peut naître sur internet à la suite d’appels sur les réseaux sociaux. Comme on le voit encore dans le cas irakien du jour.
Les révoltes sont d’autant plus rapides qu’elles sont portées par les jeunes pour lesquels les réseaux sociaux constituent le moyen de communication par excellence. Les jeunes, et aussi les moins jeunes, ne lisent presque plus la presse en papier, ne regardent presque plus la télévision sur le mode ancien. Ils observent en permanence l’actualité à partir des vidéos diffusées sur leurs smartphones. L’instantané est leur raison d’être. Qu’ils soient à l’université, au travail, dans la rue ou en chômage, le smartphone interpelle leur citoyenneté ou leur contre-citoyenneté, leurs frustrations, rébellions et opinions. Ils suivent les évènements du jour heure par heure, minute par minute, et y sont plongés jour et nuit. L’attention reste sur le qui-vive en permanence, l’émotion en subit l’effet. On peut dire que l’homo seditiotus du XXIe siècle est à l’évidence un homo numericus.
Les révoltes arabes, et mêmes les révolutions du XXIe siècle sont également souvent des révoltes non partisanes, non idéologiques, pour ne pas dire apolitiques. En 2011 en Tunisie, c’était « Echâab yourid », dans toutes ses facettes, loin des slogans partisans. En Algérie, c’est la même chose : « pouvoir assassin », « barakat », « le peuple veut la chute du régime », tout le peuple contre toute la classe politique corrompue. Aucune récupération politique, ni des partis internes ni de l’étranger, n’est souhaitée par les manifestants. Peuple revigoré et uni contre un régime en déliquescence. Comme au Liban, où les populations, toutes confessions confondues, mettent le drapeau libanais au premier plan, sans aucune connotation politique ou idéologique. On réclame même la déconfessionnalisation du système, profitable surtout à la classe politique qu’on voudrait balayer en bloc. En Irak, les manifestants descendus dans la rue ces jours-ci, se disent sans affiliation politique, qu’ils soient kurdes, chiites ou sunnites. Ils ont d’ailleurs rejeté toute récupération politique de leur mouvement par le chiite Moqtada Sadr, tenté d’y mettre la main, comme les Libanais ont refusé la récupération de Hassan Nasrallah, le secrétaire général de Hezbollah.
Tous ces slogans font le tour des réseaux sociaux du monde arabe et de la planète. On est loin du romantisme révolutionnaire des années 60 et 70, même si le nationalisme arabe, révolutionnaire ou teinté de conservatisme, ne s’est pas encore éteint. Les islamistes sont généralement peu visibles dans ces différentes révoltes. Les mosquées et la clandestinité prévalent encore dans leur mode d’action, même s’ils s’y sont récemment mis aux réseaux sociaux. Ils essayent plutôt de s’infiltrer dans les manifestations, comme en Tunisie ou en Algérie ou au Liban, quoiqu’ils s’intéressent surtout à l’après-révolte, plus fructueuse en termes de pouvoir. Il est vrai qu’en Libye, l’effet des réseaux sociaux est handicapé par le tribalisme et l’absence d’une société civile. Les Libyens ont du mal encore s’abstraire du tribalisme, pour l’instant source de rente et arme de guerre.
Les révoltes arabes du XXIe siècle sont encore de plus en plus urbaines. Elles ont lieu essentiellement dans les capitales et les grandes villes. C’est là où les connexions sont les plus fluides, là où se trouvent les populations éduquées, là où les sociétés civiles sont les mieux armées pour le militantisme et la mobilisation. On est loin des révolutions clandestines qui se préparaient loin des villes, dans les montagnes et forêts, comme l’histoire en a connu en Amérique Latine, en Asie ou en Afrique. Il arrive certes qu’il y ait des manifestations à l’intérieur du pays, mais il s’agit généralement dans ce cas de contestations sociales sectorielles qui ne cherchent pas à remettre en cause le régime en entier ou à réclamer le départ du gouvernement. Mais c’est dans les capitales qu’on remet en cause l’ensemble du système, à Tunis, au Caire, à Beyrouth, Alger et Bagdad.
Ces révoltes arabes sont enfin de plus en plus pragmatiques. Les revendications sont désormais d’ordre pratique et concret, pour ne pas dire d’ordre vital. On préfère lutter contre la corruption, réclamer la reddition des comptes à la classe politique, la résolution des problèmes économiques et sociaux. En Irak, où la population est en majorité chiite et où l’Iran impose sa marque sur la scène politique, les manifestants crient ces jours-ci « Iran dehors, Bagdad libre ». Ils veulent se débarrasser d’un régime mis en place par l’Iran, et des lourdeurs politiques, pour se consacrer aux revendications économiques et sociales internes. Le révolté arabe a des besoins vitaux immédiats, comme le développement des infrastructures et des zones rurales, l’eau potable, le soin de l’environnement, la santé, le transport, l’électricité, un logement décent. Il suit l’évolution politique sur internet sur son ordinateur ou smartphone, à partir desquels il voit tout et réclame tout. Il vit un paradoxe : abreuvé de politique dictatoriale depuis plusieurs décennies, il est frappé par la dégradation des conditions de vie et la frustration. Les slogans ne nourrissent vraiment plus les populations.
En somme, le révolté arabe est un homme de son siècle. Un siècle de communication, de célérité, de voyeurisme, d’urbanité et de pragmatisme. Tant de choses incarnées par les réseaux sociaux.