Révolte populaire en République islamique

 Révolte populaire en République islamique

Le « modéré » Rohani déstabilisé par la révolution dite « des oeufs »


On se souvient, la première mise en garde sérieuse des populations iraniennes contre le régime des mollahs, celle de 2009, a précédé la vague du printemps arabe juste de deux ans. Il s’agissait alors d’une protestation contre la réélection contestée et truquée de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence. Une protestation devenue aussitôt un prétexte pour demander la libéralisation du régime islamique pour une société civile brimée par un régime conservateur et clérical. 


Il s’agissait ainsi d’une manifestation d’ordre politique. Le mouvement s’est éteint par la suite. Aujourd’hui, la mise en garde, qui pourra encore évoluer, gagner en intensité ou s’éteindre, est cette fois-ci de nature économique et sociale, comme la Révolution tunisienne. Mais la dimension politique ne peut être absente lorsqu’on manifeste contre un régime autoritaire fermé, au surplus théocratique, quels qu’en soient les motifs.


On a appelé en effet la dernière manifestation de la société iranienne, « la révolution des œufs ». La population s’insurgeait contre l’augmentation des prix (y compris celui des œufs), contre la cherté de la vie. Le taux du chômage demeure élevé (12%), chez les jeunes, il est de 28,8%, du moins selon des statistiques officielles, comme encore en Tunisie en 2011. Les jeunes manifestants sont surtout issus des classes populaires. Les femmes y sont aussi présentes, ainsi que les retraités, chômeurs et adolescents. Les minorités kurdes et sunnites sont aussi concernées. La population ne pouvait pas comprendre que, malgré les promesses du président « modéré » Rohani, qui a obtenu la levée des sanctions économiques après l’accord international sur le nucléaire iranien de 2015, elle ne puisse pas encore voir sa situation s’améliorer. Le peuple s’attendait à mieux, il a eu le pire.


En fait, depuis deux ou trois ans, l’Iran a connu plusieurs manifestations, motivées par des considérations économiques et par des pénuries d’eau. Comme il s’agissait de mouvements locaux dans des villes situées à proximité du désert, ces manifestations n’ont pu être médiatisées à l’étranger. Aujourd’hui, les manifestations, qui ont commencé à Machad (à l’Est), la deuxième ville du pays, se sont vite propagées dans tout le territoire (une quarantaine de villes dont Téhéran). Comme c’est souvent le cas pour des contestations d’ordre économique, elles n’ont pas été encadrées par des leaders ou des partis politiques, alors même qu’on contestait toutes les institutions du régime iranien, comme l’expriment les slogans radicaux dans les rues. Des slogans allant jusqu’à réclamer la restauration de la monarchie pahlavienne. On ne peut alors admettre l’idée, avancée par certains, qu’il s’agit de manifestations contre le gouvernement, pas contre le régime. Une manifestation dans un régime autoritaire contre le gouvernement et sa politique est irrémédiablement un cri de colère contre le régime lui-même, contre l’arbitraire et l’absence de libertés, l’immixtion de la religion dans toutes les sphères, publiques ou privées.


On voit bien qu’il y a en effet beaucoup de ressemblances dans les caractères de ces manifestations avec celles qu’a connues la Tunisie, même si le mouvement iranien de 2009 a précédé le printemps arabe, et même si chaque pays a ses spécificités. C’est vrai que ce mouvement  s’est épuisé en ce temps-là. Même aujourd’hui, il n’est pas sûr que les manifestations aillent jusqu’au soulèvement. Les partisans de 2009, issus de la classe moyenne, sont sceptiques sur les manifestations d’aujourd’hui. Ils craignent qu’elles en arrivent à remettre en cause la politique réformiste du président Rohani. Ce dernier, qui a laissé faire au début, cherche à reprendre le dessus par la répression sous l’influence des conservateurs religieux. Les dirigeants politiques et les moallahs crient au complot américano-saoudo-israélien. Et le régime semble assez robuste pour tenir la barre.


On n’exclut pas que le deuxième signal de ces jours-ci puisse être porteur pour les populations à l’avenir. Qui sait ? Le monde change alors que la doctrine du régime théocrate se veut immuable. Le dépérissement de la flamme révolutionnaire a déjà commencé à la mort du Guide suprême Khomeiny. Son successeur Ali Khameini, qui était un clerc de rang inférieur, choisi par Khomeiny, est surtout un homme d’appareil. Il n’a pas le charisme de Khomeiny, ni son savoir théologique. Ce régime religieux, comme Khomeiny lui-même, méprisaient l’économie. La corruption s’incruste alors dans toutes les institutions – Gardiens de la révolution, clergé, fondations religieuses – qui bénéficient de rentes monopolistiques. On a certes tenté de raviver l’esprit révolutionnaire, notamment lorsque Ahmadinejad a accédé à la présidence, mais en vain. Son populisme et son misérabilisme n’arrivaient pas à soulever les foules. Ce n’est pas un hasard si il a truqué les élections pour sa réélection.


Aujourd’hui, le contraste est de plus en plus saisissant entre une jeunesse iranienne tendant à la liberté et à l’essor économique, tout en étant attachée aux traditions nationales, et un régime théocratique immobile, qui cherche à tout maintenir en l’état au nom de Dieu. Le choix de Hassan Rouhani comme président en 2013 n’est pas anodin. Il était censé rassurer les jeunes par sa modération et sa souplesse. Il avait, dans l’esprit des Gardiens du régime, de meilleures chances de faire avaler la pilule. Mais cela peut-il suffire ? Il est permis d’en douter. Le changement, même à petites doses, a ses limites dans les régimes fondamentalement conservateurs et religieux. La forme n’arrive pas à surclasser le fond.


L’autre contraste concerne l’ambiguïté d’un régime qui se présente comme une « République islamique ». Un régime à la fois populaire, basé sur des procédés électoraux limités, et théocratiques, dominé par des clercs, des Experts du chiisme, garants du non changement. La Constitution même le dit. Les institutions reposent sur deux piliers, islamique et républicain, sur deux sources du pouvoir : la souveraineté divine (art.2) et la volonté populaire (art. 1 et 6). Le principe de velayat-e faqih (gouvernement du jurisconsulte religieux) imposé par Khomeiny, forme la pierre angulaire de l’édifice. Le Guide suprême a le dernier mot sur les décisions principales de l’Etat. Il supervise les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, fixe les orientations du régime. L’armée, les forces de l’ordre et la justice sont placés sous son contrôle. Chef des armées, l’ayatollah nomme également le chef du pouvoir judiciaire, les six religieux du Conseil des gardiens de la Constitution (dont la mission est de filtrer les candidatures aux élections), il est aussi le directeur de la télévision d’Etat. L’Assemblée des experts est censée le contrôler, mais elle ne le fait jamais dans les faits. Il ne reste alors plus rien au Président de la « République islamique » qui, bien qu’élu au suffrage universel, n’apparaît tout au plus que comme le faire-valoir d’un régime théocratique. Depuis le décès de Khomeiny, le Guide suprême est désigné par l’Assemblée des Experts dont les 88 membres sont des religieux élus au suffrage universel tous les huit ans. Mais, comme le Guide est nommé à vie, cette attribution n’a pas beaucoup de sens.


C’est dire combien le système politique iranien est inédit et paradoxal. Il mêle pouvoir des ayatollahs et élections contrôlées au suffrage universel (Majlis, Président, Assemblée des experts).Les élections législatives ou de l’Assemblée des expertes sont contrôlées à la source, lors des candidatures. Le Conseil des Gardiens de la Constitution a ainsi invalidé 99% des candidatures réformatrices de ces deux élections en 2016. Peut-on en ce cas espérer qu’un tel régime, attaché maladivement au maintien du Dogme, à la stabilité du pays et aux équilibres régionaux avec ses voisins, puisse se réformer de l’intérieur, fut-ce en élisant un président modéré sans pouvoirs réels ou en donnant de pseudo-pouvoirs aux électeurs ? Le régime n’a de chances d’être bousculé qu’à travers des poussées populaires profondes et radicales, à caractère politique ou économique. Celles de 2009 se sont épuisées, celles d’aujourd’hui semblent être en demi-teinte. Mais n’insultons pas l’avenir.


Hatem M'rad