Point de vue. « Rentrer » dans la tête des autocrates arabes

 Point de vue. « Rentrer » dans la tête des autocrates arabes

Illustration – Kayhan Ozer / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Il est en général difficile de rentrer dans la tête des dirigeants politiques, ambitieux ou non, dont la psychologie peut échapper à l’observateur extérieur. Qu’en est-il des autocrates arabes ?

 

Plusieurs questions peuvent être posées sur la nature des dirigeants autocrates arabes. Des questions, à vrai dire, toutes simples, voire éternelles, mais qui n’en ont pas moins des répercussions vitales sur la vie historique des citoyens. Quoiqu’il reste difficile et compliqué de « rentrer » vraiment dans la tête de ces autocrates arabes, où se confondent le politique, le civilisationnel, le religieux, le culturel, l’éducatif, la psychologie et la conjoncture historique.

 

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Au-delà des aspects culturels et civilisationnels, on peut se demander d’abord  ce qui fait qu’un tel homme au pouvoir, dans le monde arabo-musulman, se croit plus national que tous les autres nationaux, plus citoyen que tous les citoyens, plus digne, plus vertueux, plus pur, plus intelligent, plus juste que tous ses semblables citoyens ? Qu’est-ce qui fait qu’élu par une poignée de personnes, et rejeté par une masse d’abstentionnistes, à supposer qu’il ait été élu légitimement, il se croit en droit de décider en permanence seul, au-delà de ses compétences normales, pour des millions de personnes, sans contrôle aucun, sans consultation aucune, sans même tomber dans l’arbitraire ?

 

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Comment un tel dirigeant arabe peut-il croire qu’un pays millénaire, qui a vécu des millénaires sans lui, puisse ne pas se passer de lui, ne pas avoir d’institutions protectrices légitimes, d’histoire, de mémoire collective, de culture, et de croire que l’Etat puisse vraiment être réduit à sa propre personne ? Pourquoi ces dirigeants sont-ils à ce point persuadés que tous leurs semblables sont mauvais, corrompus, vicieux, complotistes, sauf eux, exemptés et bénis par le sort, et pourquoi ce changement providentiel de leur nature a lieu juste après leur accès au pouvoir et pas avant? Pourquoi un homme qui décide systématiquement seul peut-il croire qu’il ne se trompe jamais, qu’il sait tout, et qu’il est la science infuse, alors même que les grands scientifiques qui ont fait de l’expérimentation leur métier et les philosophes qui ont lu des milliers d’ouvrages dans leur vie sont toujours épris de doute, et ne cessent de se poser des questions sur tout ?

 

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Pourquoi les dirigeants autocrates arabes ne veulent pas admettre que le régime parlementaire, régime de liberté, de discussion, d’humilité et de responsabilité politique, est moins mauvais que la brutalité du régime présidentiel dont l’esprit même leur échappe ? Pourquoi ces autocrates décrètent dans le secret de leurs âmes tristes que les hommes et les femmes ne doivent pas avoir le droit de vivre dignement et de bénéficier de leurs droits fondamentaux que la nature leur a généreusement donnés, ne doivent pas déterminer le sort politique et social de leur pays qui les intéresse, eux, en premier lieu, et ne peuvent élire et être éligible que sous conditions draconiennes posées par le prince seul ? Pourquoi les autocrates arabes doivent-ils déterminer par la force le sort d’un peuple, d’un pays ? Pourquoi ce mépris de l’être humain, de l’humain, alors que la politique est destinée exclusivement aux hommes, « animaux politiques » et sociaux, et non aux bêtes sauvages ?

 

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Des questions toutes bêtes qui triturent l’esprit de plus d’un dans le monde arabe où les dirigeants rapaces sont légion. J’ai toujours voulu savoir ce qui se passe dans la tête de ces dirigeants lors de leur passage au pouvoir. Comment peuvent-ils passer instantanément de l’état humain ordinaire à l’état extra-humain ou providentiel ? Par quel mécanisme psychologique ou psychanalytique un homme arabo-musulman ordinaire, très ordinaire même, aussitôt parvenu au pouvoir, par l’urne ou par la force ou par ces deux voies simultanées, se met aussitôt dans le rôle d’un homme prédestiné, envoyé par la divinité parmi les hommes pour sauver un peuple jugé en déperdition ?  La science politique a, au fond, du mal à nous le dire. Elle sait juste que dans la vie politique ordinaire, les peuples ne couronnent dans les élections ni des rois ni des dieux, mais seulement des hommes, « humains, trop humains » avec leurs vertus et leurs vices.

 

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C’est vrai que les peuples arabes poussent à cet état de fait. Ils sont portés à aduler le premier venu, issu d’une élection manipulée ou d’un coup de force militaire, théocratique ou civil. Les peuples arabes, peu avertis politiquement, sont les premiers fabricants de dictateurs. Ils se délectent de la force brute d’un chef issu de la assabiyya, autant qu’ils répugnent à la « faiblesse » ou l’« incomplétude » des chefs démocrates sensés. Est « héros » dans la conscience collective arabe, la « brute », le « militaire » ou le « théocrate », celui qui apaise leur conscience misérable. Celui qui fait plier la loi à sa guise. Car la loi est l’arme des faibles. Le chef miraculé finit après tout par trouver son compte. Le miraculé aime les moutons de panurge autant qu’il a tendance à harceler et à brimer les mutins de panurge.

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Hatem M'rad