Point de vue. Qu’est-ce qu’un « bon gouvernement » ?

 Point de vue. Qu’est-ce qu’un « bon gouvernement » ?

Les acteurs politiques de différents pays et les penseurs politiques ne cessent de se poser des questions sur la nature du « bon gouvernement ». Quel devrait être le ressort de son action : la technique, le sens politique, la prudence, la modération, la justice ? Ou tout cela à la fois.

 

On a très souvent le sentiment que le « bon gouvernement » est pour l’opinion commune celui des techniciens, des savants qualifiés ou des managers de haut niveau issus de la haute finance, ceux de la « technostructure » dont parle John Kenneth Galbraith. On croit en tout cas que ce type de gouvernement n’est pas le fait des politiques, aussi affutés soient-ils. D’ailleurs, l’idée implicite du prétendu « gouvernement technocratique » est de substituer le « bon gouvernement » (à supposer que celui-ci soit bien défini), à la « mal- gouvernance », celle des supposés « amateurs » ou « non qualifiés », techniquement parlant, comme c’est le cas des gouvernements politiques.

La Tunisie, par exemple, a été une terre d’expérience en la matière. Qu’il s’agisse des gouvernements politiques, des gouvernements semi-politiques, semi-technocratiques, des gouvernements de technocrates plus ou moins indépendants ou faussement indépendants, elle les a tous essayé depuis une dizaine d’années, et même sous Bourguiba et Ben Ali. Aujourd’hui encore sous le gouvernement Mechichi, on s’interroge sur le bien-fondé d’un gouvernement dit d’indépendants (de technocrates), visiblement non-indépendant lui-même des affaires politiques et rapports de force. Certains gouvernements de technocrates deviennent en Tunisie, aussitôt désignés, et comme par miracle, des gouvernements politiques sans le nom.

D’autres pays proches, comme le Maroc, l’Algérie, l’Egypte ou tout récemment le Liban (qui se destine depuis la dernière nomination d’il y a quelques jours de Saad Hariri vers un gouvernement de technocrates) les ont également essayés. Ces pays mettent tantôt l’accent sur l’un, tantôt sur l’autre, selon la conjoncture du jour. Parfois le fait militaire intervient, comme en Egypte ou en Algérie, dans le fait politique et technocratique. Très souvent les gouvernements de technocrates interviennent en cas de crise, lorsque les politiques échouent dans leur action, tardent à trouver les solutions ou se trouvent bloqués politiquement, ou lorsque les compromis deviennent nécessaires. Même les islamistes ont tenté en Tunisie après 2011, lorsqu’ils ont connu une crise de gouvernabilité, de « technocratiser » leurs gouvernements contestés, de manière, il est vrai, détournée.

On a souvent tenté de remédier, plus ou moins objectivement, plus ou moins politiquement, à la « mal-gouvernance » par une dose de « bon gouvernement », par un mélange d’éthique, de rationalité, de compétences, d’autorité, de lucidité, de modération, de justice. « Mieux gouverner » pose en effet le principe du « bon gouvernement », comme on disait dans l’Antiquité grecque ou chez les philosophes classiques, voire de la « gouvernance », comme on dit communément aujourd’hui.

Le « bon gouvernement » est une idée

Si les gouvernements veulent tous bien gouverner, sauront-ils tous le faire ? Un « bon gouvernement », est-ce une notion politique, philosophique, une recette pratique ou une technique d’action ? Ou est-ce tout cela à la fois ?

La philosophie politique, surtout antique et classique, s’est surtout interrogée sur la question du « bon gouvernement », sur les qualités à la fois des gouvernants et de leur gouvernance, notamment à une époque où la science politique se préoccupait moins des réalités que des conditions morales de la politique ou des vertus qui lui sont rattachées. Les idées du bon gouvernement tendaient surtout à reproduire les idées métaphysiques relatives à l’image du cosmos (L’« Idée » de Platon), illustrant un ordre hiérarchique inspiré de la volonté divine et inscrit dans l’ordre de la nature.

Ainsi, dès La République, Platon a considéré dans sa conception d’une cité idéale, utopique, que l’ordre politique devrait reposer sur la morale, c’est-à-dire sur un ensemble de valeurs favorables à la réalisation du Bien et du Juste. Il défend une conception élitiste de la cité, puisque le gouvernement politique doit être fondé sur les meilleurs ou sur les « philosophes-rois », et sur un ordre social harmonieux très hiérarchisé. Moins utopique que Platon et moins systématique, Aristote fait, lui, l’éloge de la prudence. Il voyait le bon gouvernement plutôt dans la modération politique. Il défendait une philosophie du « juste milieu » et d’équilibre entre les extrêmes. La modération politique est même le prolongement de la raison. C’est en cela qu’elle est vertueuse.

Favorable à la pensée aristotélicienne de la modération politique et du juste milieu, Saint Thomas d’Aquin ajoute au XIIIe siècle, la référence à la vertu chrétienne. Il considérait même la science politique comme « la science du bon gouvernement de la société ». Elle n’est pas la connaissance de ce qui est, mais de ce qui devrait être, c’est-à-dire le contraire de ce qu’elle est aujourd’hui. La prudence politique étant la qualité souhaitée des gouvernants, elle devrait alors s’appliquer au gouvernement. Ce gouvernement devrait, d’après lui, avoir les qualités de douceur et de fermeté, d’humilité, de magnanimité, de miséricorde et appliquer une justice rigoureuse.

La rupture

La rupture viendra du côté de Machiavel, qui, à la fin du XVe et au début du XVIe siècle incarnera dans son Le Prince le réalisme moderne. Il rejette autant la pensée humaniste que le moralisme politique. D’après lui, l’histoire montre que les réflexions abstraites ou morales sur le pouvoir n’ont jamais conduit à l’établissement de gouvernements vertueux. Il prône une politique efficace qui tient compte des réalités politiques et de l’expérience humaine. Le gouvernement des sociétés doit incarner une morale de l’efficacité. Il a une obligation de résultat. Une efficacité qui ne signifie pas réponse aux attentes des peuples, mais plutôt consolidation du pouvoir.

A partir des philosophes des Lumières, le bon gouvernement est devenu, tantôt, comme le croit Montesquieu, celui qui respecte la loi, qui protège la liberté par les lois civiles, et donc qui suppose un gouvernement modéré et stable, dont les pouvoirs sont divisés en son sein, c’est la conception libérale; tantôt, comme le croit J-J Rousseau, celui qui doit incarner et être soumis à la volonté générale, celle du peuple, la seule qui s’occupe de l’intérêt général. C’est la conception démocratique.

Dans les Cités modernes, plus portées au pragmatisme, à l’économisme et à l’électoralisme, on a sauté le pas. Le bon gouvernement est le gouvernement technique, de type technocratique, permettant une alliance du savoir et du savoir-faire, et qui au final, se trouve désorienté à la moindre contrainte politique. Il ne reste plus qu’à mettre des Nobel en Politique pour rendre la politique non politique, en l’imprégnant dans l’amateurisme des scientifiques, pour que la boucle soit bouclée.

Le juste et l’efficace

En fait, les idées de bon gouvernement devraient juxtaposer les idées de morale, de droit et d’efficacité. On a tort de croire que le « bon gouvernement » est nécessairement le produit de de la technique ou carrément celui qui doit être constitué autour des politiques. La raison n’est malheureusement pas tout en politique, ni la déraison. Le bon gouvernement est celui qui est censé appliquer les principes de justice, de vertu, de prudence, de modération et d’équilibre, sans ignorer les contraintes, les résultats de son action ou sa propre finalité : l’efficacité. Le bon gouvernement doit concilier en un mot, comme le croyait Eric Weil, le juste et l’efficace, sans oublier, peut-on ajouter, le politique. Il ne doit ni trop rêver par ses idéaux, ni trop s’empêtrer dans une technicité inhumaine, rébarbative et non communicative. La compétence ou l’autorité doit, en tout cas, « grandir», dirait Michel Serres, et non pas rabaisser.

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