Quelle transition pour l’Algérie ?

 Quelle transition pour l’Algérie ?

Alger – 12 avril 2019. Les Algériens


L’Algérie se trouve aujourd’hui en phase de pré-transition. Elle doit commencer à préparer les scénarios et les mécanismes qui serviront à structurer la transition démocratique, dont la voie est souvent tortueuse et périlleuse.


Il peut paraître prématuré de parler de transition en Algérie. Le régime autoritaire n’a pas encore chuté, malgré l’effervescence et la détermination populaire. Il a seulement commencé à se fissurer, même s’il est déjà usé. Le président intérimaire, homme d’allégeance à Bouteflika, est désigné, et l’armée, à laquelle la population n’obtempère plus, veille encore aux destinées du pays. L’Algérie se trouve en réalité dans une phase de « pré-transition ». Mais la classe politique et la société civile, en collaboration avec l’armée, devraient déjà commencer à préparer les scénarios de la transition, pour que le pays ne soit pas débordé par la chute du régime et que la population ne s’enfonce pas dans le nihilisme béat ou ne se noie pas dans des espoirs lyriques. Les transitions sont nécessaires, mais elles ne vont pas sans menaces potentielles ou réelles. Les phases de « pré-transition » devraient alors préparer les phases de transition proprement dites, où l’emprunt n’exclut pas l’innovation.


Les systèmes de transition ne sont pas exportables, c’est un fait. Mais leurs modalités pratiques ou leurs mécanismes le sont. La plupart des pays qui sont passés par une phase de transition ont à la fois emprunté et adapté des mécanismes éprouvés dans les expériences étrangères, même s’ils en ont créé d’autres à leur tour. L’Algérie ne pourra pas écarter toutes ces voies, si du moins elle est  résolue à emprunter la voie de la transition démocratique. Qu’il s’agisse de la justice de transition ou des commissions de vérité et de conciliation, qui seront nécessaires pour juger les graves faits des membres de l’ancien régime ; qu’il s’agisse d’une instance indépendante pour organiser les nouvelles élections démocratiques (le ministère de l’Intérieur est désormais suspect) ; qu’il s’agisse de l’élection d’une assemblée constituante ou d’une commission d’experts chargée de confectionner une nouvelle Constitution démocratique ; qu’il s’agisse d’une législation provisoire exceptionnelle pour gérer les premières phases de la transition ; ou qu’il s’agisse des techniques de dialogue et de négociation entre les différentes parties et les membres de l’ancien régime ; ou qu’il s’agisse de la création d’une « petite constitution », et de la désignation d’autorités provisoires avant les élections définitives et l’adoption de la Constitution ; ou qu’il s’agisse des modalités d’exclusion des candidatures des membres trop voyants de l’ancien régime aux premières élections ; ou qu’il s’agisse de l’association des représentants de la société civile et des élites, ou de la régulation des médias, la palette est aussi large que diversifiée. L’Algérie ne pourra pas faire abstraction de tous ces mécanismes, qui ont été suivis et mis en place dans la plupart des pays de transition qui les ont adaptés à leurs spécificités historiques, politiques, sociales, économiques, culturelles et mentales; d’autant plus que la transition s’avère souvent, et paradoxalement, être une urgence plus ou moins durable selon les cas. La Tunisie aussi a emprunté des mécanismes de transition qui ont réussi ailleurs, au Portugal, en Afrique du Sud, en Espagne, dans les pays de l’Est, tout en créant à son tour des mécanismes propres à elle, qui inspireront sans doute d’autres expériences actuelles ou futures. Commencer par une feuille blanche est une illusion à laquelle plusieurs pays s’y sont vainement essayés.


La transition doit en effet composer avec l’urgence, la complexité, l’exceptionnalité de la situation, et entrer en négociation avec le « passé ». Ce passé est repris dans le présent transitoire, constamment réinterprété dans un processus dialectique. En Tunisie, le présent postrévolutionnaire continue de composer avec un passé enfoui durant un demi-siècle d’autoritarisme. Un passé que le processus démocratique et les nouvelles expressions des libertés ont fait soudainement remonter à la surface.


On n’a aucune peine à imaginer qu’en Algérie, outre le passé politique, culturel, religieux, ethnique, la transition aura fort à faire avec les pesanteurs du passé militaire. L’armée sera très probablement omniprésente dans la transition, ne serait-ce que pour s’assurer de la faisabilité du processus de transition. Les Algériens seront aussi conscients de l’expérience négative des militaires déchus en Irak dans le régime de Saddam Hussein, du retour au pouvoir de l’armée en Egypte, ainsi que de l’expérience du maréchal Haftar en Libye, mais aussi des perspectives post-militaires au Soudan. Par ailleurs, si la plupart des partis laïcs pourront privilégier la logique de la négociation, l’attitude des multiples partis islamistes en Algérie pourrait être plus ambigüe. Sans compter que les membres de l’ancien régime eux-mêmes seront partagés entre une attitude de déni et d’intégration dans la logique démocratique.


La transition algérienne, comme toute transition démocratique, ne sera pas aisée. Aucun pays n’a véritablement assez d’expérience en matière de transition, malgré les apparences. Généralement, les pays ne connaissent la transition de la dictature à la démocratie qu’une seule fois dans leur histoire. Mais, la démocratie, une fois retrouvée, est en principe appelée à être durable. Les peuples qui en ont été longuement privés seront attachés à son maintien, même en cas de crise ou d’appel au retour à l’ancien régime.


La transition passe d’abord par un dialogue entre le pouvoir et la rue, à travers ses représentants. On doit chercher ensuite à désigner un gouvernement de personnalités neutres, crédibles, non suspectés d’un quelconque attachement au pouvoir, et une instance de négociation représentative des partis, courants politiques, forces sociales et minorités, qui pourrait faire office de Parlement de fait, si l’ancien Parlement sera dissout, notamment pour aider ce gouvernement à préparer l’élection d’une assemblée constituante. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, en matière de transition, le recours à un président intérimaire issu du sérail est suspect, comme le ressentent les Algériens. Pour établir un nouvel ordre politique démocratique, on ne peut se fier à l’acte de base de l’ancien ordre politique autoritaire. Toutefois, l’expérience montre qu’une Constitution provisoire (après abrogation de celle de l’ancien régime) peut aider à faire évoluer la transition et à y aller vers l’élection d’une nouvelle assemblée constituante, à condition que la durée d’organisation de cette élection ne soit pas longue. Cela éviterait dans ce cas un total vide juridique pouvant accentuer la confusion générale. L’armée algérienne, qui a gardé une certaine légitimité auprès des populations, peut encore, pour peu qu’elle se convertisse à la démocratie, surveiller ou accompagner le processus de la transition, pour éviter les dérapages incontrôlés, sans qu’elle ne s’y implique directement. Mais pourra-t-elle résister à la tentation ?


Au fond, une transition a d’autant plus de chance de réussir qu’elle devrait être une transaction entre toutes les parties, opérant tant sur un plan vertical (pouvoir /société ; ancien/nouveau ; forces armées/forces non armées) qu’horizontal (entre partis politiques; ou entre partis politiques/ société civile). Les transitions ne sont pas des procédés de fiction, elles résultent d’une contrainte politique réelle. Celles qui ont réussi ont été celles où n’apparaissent ni vainqueurs ni vaincus, qui voulaient créer un nouvel ordre démocratique, stabiliser le pays et éviter l’aventurisme, même si les vainqueurs et les vaincus sont aisément identifiables par tous.