Que veut le peuple algérien ?

 Que veut le peuple algérien ?

Benjamin Filarski / Hans Lucas


Les Algériens s’enflamment et l’Algérie est à la croisée des chemins. Ce n’est pas la première fois. Le pays l’a été déjà sous Chadli Bendjedid vers 1989, expérience ratée d’une sortie de crise. Il l’est de nouveau aujourd’hui, trente ans après. Le pouvoir comprendra-t-il enfin le sens du message et la portée de la crise de représentativité ?


Quel message le peuple algérien veut-il faire passer à travers les manifestations massives de ces jours-ci ? Veut-il seulement faire retirer la candidature de Bouteflika que ses proches, collaborateurs politiques, famille et armée veulent clouer durablement au « fauteuil » politique, dans tous les sens du terme ? Ou bien le peuple algérien veut-il plus que cela. Profiter de l’occasion de la candidature « réelle-irréelle » d’un homme terriblement malade et handicapé, pour demander plus, la démocratie et la liberté ?


A vrai dire, le message est encore ambigu ou équivoque. Matériellement, les manifestations massives qui ont eu lieu un peu partout dans les villes algériennes, font croire, par leur aspect spectaculaire et euphorique, par la détermination retrouvée des Algériens, par leur solidarité spontanée, à une révolte générale, traduisant un ras-le-bol d’une population vivant jusque-là dans un attentisme permanent, qui ne finit pas de s’user. Comme si le régime autoritaro-militaire détermine encore le destin des Algériens qui ont perdu tout espoir de changement politique. Cet attentisme, le peuple l’a choisi aussi délibérément, dans la crainte d’une contre-révolution islamiste terrée, rêvant du grand retour de la Providence. Aujourd’hui, il semble vouloir une solution radicale. Changer les hommes et changer le système.


Mais, la prudence et le calme des manifestants, leur collaboration pacifique et romantique même avec l’armée et la police, malgré les quelques arrestations, font croire, au contraire, qu’il s’agit juste d’une revendication ponctuelle et conjoncturelle, adressée à la candidature impossible de Bouteflika. Comme si les Algériens avaient juste besoin à la tête de leur pays d’un véritable pouvoir, voire d’un véritable homme politique. Un homme d’action vigoureux, qui puisse comprendre leurs soucis et désirs de changement et agir sur les choses, et non un homme d’inaction, dont des marionnettistes, à la solde des corrompus et des rentiers, en tirent les ficelles sur le dos du peuple.


En réalité, les manifestants ont déjà fait le lien de ces deux types de réclamation, comme l’illustrent leurs slogans même dans les rues : « Non à la mascarade », « pas de cinquième mandat », « Bouteflika dégage ». Puis, carrément, nous rappelant un pays voisin de l’Algérie, « le peuple veut le changement de régime », ou « la chute du régime ». Et la boucle est bouclée. Pas de cinquième mandat, mais le changement, oui, on en veut. Un tel changement ne peut être que d’ordre démocratique, notamment après un demi-siècle d’autoritarisme, de parti unique, de pouvoir militaire, de frustration de toute une jeunesse. En tout cas, la peur semble avoir miraculeusement changé de camp, comme en Tunisie en fin 2010 – début 2011. Les jeunes Algériens filment la scène par leurs téléphones portables pour la diffuser au monde au vu et su des bataillons de l’armée.


Personne n’a le droit de dicter la conduite du peuple algérien, de les empêcher d’aller vers le mieux être politique et social, au prétexte des risques et périls qui entravent sa route, pour peu qu’ils le désirent. L’histoire n’hésite pas. Le péril islamiste n’est pas un phénomène local ou localisé, c’est un fait arabe, régional et transnational. Les risques existent dans tout changement, quel que soit son degré, quelle que soit sa nature, surtout s’il a trop tardé. Il faudrait juste rappeler que, c’est la pérennité au pouvoir qui crée les conditions des bouleversements subis par une nation, pas la contestation collective d’une population sans espoir, avide de changement et de mieux être, luttant contre une classe politique et militaire viscéralement corrompue, qui l’a vidée de sa substance.


L’origine du mal, c’est le pouvoir en Algérie, pas les Algériens, quels que soient les risques encourus. Le pouvoir a tué la société, éradiqué les élites, marginalisé  la société civile. Il gouverne une coquille vide. Mohamed Sifaoui, écrivain et journaliste algérien, qui vient de publier un livre sur la question intitulé Où va l’Algérie ?,  considère dans un entretien vidéo récent que : « le pouvoir a laminé les classes moyennes, clientèles du régime, laminé la société civile, laminé les corps intermédiaires. Quand vous laminez les corps intermédiaires et la société civile, il ne reste plus rien. Vous créez les conditions d’un face-à-face entre la population et le pouvoir ». Quant au risque islamiste, il considère lucidement que « si les islamistes ont été battus militairement, ils ne l’ont pas été idéologiquement et politiquement. Il y a déjà huit partis islamistes, ils prolifèrent dans la société, et dictent la religion et la norme sociale ».


Le changement n’est pas pour autant, à notre avis, désespéré. Le pouvoir peut commencer par retrouver toute sa raison : donner des gages en revenant sur le « cinquième mandat ». L’entourage de Bouteflika peut pousser ce dernier à la retraite à la fin de son mandat. Il montre par là que le message du peuple est passé, rassurant ce dernier. Le pouvoir peut dans une deuxième phase, pour contourner les éventuels changements brutaux, inviter les partis politiques, ainsi que les islamistes « modérés », du moins s’il y en a, et les représentants de la société civile, à entamer le dialogue, pour ne pas donner prétexte aux violences islamistes ou militaires. Les élections peuvent même être différées de quelques semaines pour s’accorder sur quelques libertés politiques indispensables à la légitimité électorale à la veille d’un scrutin dont les enjeux semblent déterminants. Toutes les parties peuvent s’engager à poursuivre le dialogue après le scrutin. La volonté constructive d’un pouvoir, même finissant, par l’entremise de ses collaborateurs, quels que soient les candidats autorisés, serait peut-être bien perçue par les Algériens et éviterait les transitions chaotiques.


Ce n’est pas de la fiction, c’est du réalisme politique. Ni vainqueurs ni vaincus, pour stabiliser le pays et éviter l’aventurisme, en attendant mieux.