Point de vue. « Peuple », « petit peuple » et « populaire »
Les néo-populistes confondent délibérément dans leur discours les notions de « peuple », « petit peuple » et « populaire ». Ils souhaitent instaurer une identification directe chef-peuple, même artificiellement conçue. Mais les mots ont un sens.
Les concepts politiques résultent d’ordinaire des conjonctures politiques et historiques, mais elles ont tendance aussi à se confondre dans les affres du combat politique. Mieux encore, le combat politique déforme autant les concepts que les idées politiques initiales. Ainsi, les politiques ont souvent l’occasion d’accoler à une frange de la population, dite « petit peuple », souvent minoritaire, l’attribut de « peuple » pour déduire de ce groupe restreint, par une sorte de raccourci, l’idée de « popularité ». Le « petit peuple » émigre vers le « peuple » pour mériter artificiellement le qualificatif de « populaire ». Le néo-populisme du jour, celui des politiques comme celui des philosophes, qui ne déteste pas les facilités de langage et raffole de simplisme, ne peut que s’en réjouir en sautant sur l’occasion inespérée, impactant les médias et l’opinion, enclins aux idées-choc.
Distinction et confusion des notions
On s’est habitué à croire que « le peuple » est un ensemble de personnes vivant en société sur un même territoire et unies par des liens culturels, mentaux, des institutions politiques, ainsi que par leur origine, langue, mode de vie ou encore la région où elles habitent. Le peuple, pour faire bref, est un groupe d’individus cohabitant à l’intérieur d’une organisation politique et uni par des liens multiples. Le « petit peuple » est lui, une ancienne expression (à caractère mythologique et folklorique d’ailleurs) qui désigne la catégorie sociale la moins aisée de la population. On dit « le petit peuple » pour qualifier le bas peuple, le menu peuple, en un mot, les gens de basse condition, voire aujourd’hui les gens exploités par les élites, la classe politique, le capital et le néo-libéralisme. C’est en tout cas, un mot de plus en plus galvaudé par les néo-populistes, comme par les droites de type bonapartiste, nationaliste et autoritaire. Quant au terme « populaire », il renvoie plutôt au peuple, lorsqu’il s’exprime concrètement, c’est le peuple en acte, à la limite le peuple élevé à l’état de conscience, qui s’exprime, agit et manifeste cet état de conscience par un moyen ou un autre, du vote jusqu’à la manifestation de rue, en passant par les sondages d’opinion.
Le mouvement le plus apte à joindre simultanément ces trois concepts de « peuple », « petit peuple » et « populaire », c’est le populisme. Il les résume. On le voit bien en France, comme en Tunisie ou ailleurs. Le populisme, en effet, est un mode de gouvernement instituant entre un peuple et son chef un rapport d’incarnation directe, identifiant « authentiquement » le gouvernant et les gouvernés, passant par-dessus des filières officielles de la démocratie représentative de type parlementaire et faussant les clivages politiques traditionnels (droite-gauche ou laïcs-islamistes). Le « peuple » comme unité indivisible inclut ici chez les populistes, le « petit peuple » marginal et délaissé, et revêt un aspect « populaire » incontestable. C’est même au nom du « petit peuple » que les populistes gouvernent ou tentent de gouverner, c’est en son nom que le « peuple » sort de sa tanière. Même si le « petit peuple » peut n’avoir de « populaire » que de nom et ne s’identifier que peu au « peuple » comme unité ou comme majorité.
Il est vrai que le discours énergique et vigoureux du chef (ou philosophe) populiste donne vie au « petit peuple », à ses différentes composantes sociales, qui a lui-même l’impression de vivre et d’exister par le verbe uniformisant de son « représentant » (Maduro, Bolsonaro, Trump ou Saied, Le Pen), imperméable aux nuances et aux complexités. Mais c’est le cas aussi du discours populiste du philosophe libertaire (Onfray) ou du chroniqueur candidat (Zemmour) chez lesquels le « petit-peuple » s’oppose nettement au « peuple » institutionnel, du moins à un certain peuple. L’identification petit-peuple / peuple est tantôt explicite, tantôt implicite.
Le « petit peuple » de Michel Onfray
Lisons ce que dit le philosophe Michel Onfray, qui semble tracer les fondements de ce « petit peuple » dans son livre Grandeur du petit peuple/ heurs et malheurs des Gilets jaunes. Le peuple des Gilets jaunes, dit-il, est « un peuple sans tête et sans nom, sans visage et sans représentants, sans grandes gueules et sans débats télévisés, sans parti avec ses fausses factures et ses prises illégales d’intérêt. Ce peuple-là (on remarque que le petit peuple devient ici peuple, même accolé de « peuple-là »), donc, c’est la grande peur des bien-pensants, qui, de droite et de gauche, socialistes et libéraux, communistes et écologistes, centristes et robespierristes, siègent à l’Assemblée nationale et au Sénat, disposent de ministres, de Premiers ministres et de chefs d’Etat qu’on voit aux manettes depuis plus de trente ans et dont l’impéritie n’est plus démontrée » (Paris, Albin Michel, 2020, p.23). Entendons par-là que ce petit peuple ne relève ni des affiliations politiques, ni de couverture télévisé, ni de soutien de la part des représentants de la classe politique et du Capital. Il est condamné à se représenter lui-même sans aucune médiation. Au fond, méprisé, marginalisé, exploité, sous-représenté, le « petit peuple » devient grand. En vertu de cette méprise même, il est rehaussé « peuple ». S’il est le « peuple », à vrai-dire le véritable peuple, il est foncièrement « populaire ». C’est alors la démocratie directe qui prévaut, elle est plus représentative que le système représentatif. Si le « peuple » est celui qui traditionnellement s’oppose au pouvoir, c’est le « petit peuple » qui se démarque le plus et radicalement du pouvoir, pas le « peuple » institutionnel des urnes.
D’ailleurs, comme le croit Michel Onfray, ou le système représentatif est mal appliqué ou il est en train de détruire les bases mêmes de la démocratie. D’après lui, « Les Gilets jaunes (ce petit peuple) sont dans la rue parce qu’ils savent que l’Assemblée nationale et le Sénat sont leurs ennemis, puisqu’ils ne les représentent pas sociologiquement et politiquement. Le système représentatif tant qu’il ne sera pas intégralement proportionnel, générera une oligarchie, une aristocratie, une caste, une tribu, qui disposera de tous les pouvoirs : ce ne sera jamais une démocratie » (Ibid, p.81), et surtout pas une démocratie du peuple ou populaire, si les mots ont encore un sens. Et « si la démocratie représentative se représentait vraiment, alors les électeurs auraient confiance en elle. Mais, comme elle ne les représente pas, puisqu’elle agit régulièrement contre eux, ou sans prendre leur avis, alors la proposition de la démocratie directe apparaît comme le meilleur remède à cette maladie » (Ibid). Ainsi les représentants du « petit peuple » n’acceptent pas son sort démocratique, qui le voue à la marginalité. Le petit peuple-peuple doit avoir les premières places. Quitte à forcer la démocratie ou la revisiter en profondeur s’il le faut.
La vérité du « peuple » d’Eric Zemour
Chez le chroniqueur candidat (ou pas encore) Eric Zemmour le « petit peuple » est le non-dit du peuple, celui qui dit tout haut ce que le peuple pense tout bas. Celui qui dit sans ambages : non aux immigrés arabes, non aux migrants africains, non aux Français étrangers chez eux, place aux natifs de souche, la France aux Français. En somme, du racisme revêtu dans une sorte de nationalisme de bas niveau. Son « petit peuple » est donc le véritable peuple, même si zémmouriens et lepénistes ne représentent ensemble qu’un tiers de l’électorat (d’après du moins les sondages récents, respectivement 18%+16%), et ne sont nullement le « peuple », donc fondamentalement peu « populaire ». Zemmour estime en tout cas qu’il « a gagné la bataille des idées », devenant « populaire » du fait même qu’il dit hautement la « vérité » aux Français et qu’il est en pleine ascension sondagière. Reste la bataille politique, qui semble beaucoup plus compliquée pour son camp, notamment au deuxième tour. Mais, lui, il est persuadé qu’il résume formidablement le triptyque « petit-peuple », « peuple » et « populaire ». Que son camp soit pourtant minoritaire ne semble pas, loin s’en faut, minorer le poids de ses idées et de « sa » vérité. Le populisme est à lui seul porteur. L’identification chef-peuple est plus vraie ici que dans la démocratie dite représentative. Le chef, pas encore candidat, est plus représentatif que le représentant. Le « petit peuple » d’Eric Zemmour, anti-islamiste et anti-arabe, est même plus diversifié que celui de Michel Onfray. Il va des plus pauvres aux plus riches en passant par une partie de la classe moyenne. Il est le peuple de toutes les classes, même minoritaire, qui voudrait s’identifier en tant que peuple français. Le discours populiste aide en tout cas le peuple à émerger sans scrupules ou à ne pas immerger. C’est après tout la vertu du discours.
Le « petit peuple » de Kais Saied
C’est le cas du discours de Kais Saied, qui fait sienne cette confusion du triptyque. On est parti ici du « petit peuple » de la révolution, malmené, dépouillé et confisqué par les nouveaux représentants institutionnels au Parlement et au gouvernement, déraciné par des islamistes cupides et par le scrutin proportionnel dont l’absence paraît à Onfray comme une escroquerie démocratique, et dont l’existence paraît à Saied comme un affront au peuple réel (à chacun son peuple). Le « petit peuple » de la révolution ressort comme une victime de la guerre entre nouveaux riches de la révolution et extension de l’indigence. Sa victoire électorale s’est faite au nom du « petit peuple » violé, abandonné et encore méprisé par les politiques et les entrepreneurs. Le « petit peuple » de Saied s’est agrandi aux élections, favorisé par un deuxième tour chanceux, se transmuant explicitement en « peuple électoral », majoritaire et donc « populaire », sur le plan présidentiel seulement. Mais, c’est toujours au nom du « petit peuple » contre les « corrompus » et les « voleurs » que tourne le discours du président Saied. Il s’en tient encore au « petit peuple » en dépit de son élargissement électoral en « peuple » et de la « popularité » de son camp. Un petit peuple qu’il oppose à tous, élites, partis, députés, entrepreneurs, journalistes. On est encore avec Kais Saied sous la démocratie du « petit peuple », qui s’est avéré un véritable capital électoral, rentable et porteur. Même l’état d’exception s’est fait au nom du « petit peuple » contre la corruption des institutions et des hommes.
« Petit peuple » ou « peuple » sont bien l’appât des néo-populistes. Tout le monde s’agrippe au nom du « peuple » ou « petit peuple », en leur attribuant une certaine « popularité ». On leur fait même dire et vouloir des choses (réformes institutionnelles, révision constitutionnelles, code électoral) qui n’ont sans doute jamais traversées leur esprit. Le peuple de toujours, le peuple historique, le peuple éternel, personne n’en parle. Il a pourtant beaucoup de choses à dire et à renier, notamment sur les errements du jour.
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