Point de vue. Penser la science politique au Maroc
« Penser la science politique au Maroc : Recherche, Enseignement et éthique », tel est le thème du colloque qui a eu lieu à Rabat le 17 et 18 mars dernier, à l’imposant campus moderne de l’Université Mohammed VI Polytechnique. Il s’agit du VIe Congrès scientifique de l’Association marocaine de science politique. Un colloque qui a eu le mérite de faire une sorte de bilan de l’enseignement de la science politique au Maroc, de ses difficultés, de sa non-reconnaissance complète au même titre que les autres disciplines des sciences sociales, de sa dépendance malsaine à l’enseignement du droit.
Les intervenants au colloque (marocains et étrangers) ont également évoqué la question de l’interdisciplinarité et d’autres techniques et nouvelles méthodologies appliquées ou quantitatives, comme la mathématisation de la science politique, qui connait un essor remarquable en Occident, ou comme la recherche électronique.
La question qui est revenue comme un leitmotiv dans les débats scientifiques du colloque, c’est la question de la nécessité de l’autonomie de la science politique et de son affranchissement de l’enseignement du droit. Une problématique par ailleurs commune à l’ensemble des pays du Maghreb, et qui était historiquement observable également dans l’enseignement de la science politique occidentale jusqu’aux années 1950-1960. Sur le plan épistémologique, comme sur le plan des connaissances ou sur le plan méthodologique, les deux disciplines sont nettement différentes et même opposées, outre qu’elles n’ont pas les mêmes finalités, loin s’en faut. A l’évidence, le droit a de grandes difficultés à interpréter et analyser les événements politiques, comme on l’observe souvent. Ce n’est d’ailleurs pas son rôle. Le droit est une science normative, il relève de l’institutionnel et du prescriptif. Une norme ou un texte abstrait et figé (établi pour durer) a du mal à expliquer un fait social ou politique, souvent mouvant par ses causes comme par ses effets. La politique est une « science » de l’action politique, comme l’ont relevé déjà Machiavel, Hobbes ou Max Weber. Le droit est tout au plus le cadre général de la vie politique, mais il n’est pas en mesure d’approfondir la compréhension et la lecture des faits proprement politiques ou de saisir la dynamique des événements ou d’évaluer la complexité des données et leur enchevêtrement. La science politique dispose, elle, de méthodes éprouvées, empiriques ou théoriques, inductives, déductives ou abductives, d’analyses des faits politiques. Les intervenants ont montré le cafouillage des politiques étatiques et universitaires en la matière. Un cafouillage relevant lui-même souvent des contextes politiques nationaux, évoluant de manière anachronique avec le progrès scientifique.
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Comme le résume l’argumentaire du colloque : « Soixante-six ans après l’indépendance, la science politique au Maroc (comme en Tunisie ou en Algérie), peine encore à s’autonomiser du prisme du Droit public, du juridisme méthodologique. On ne saurait expliquer combien cette dépendance aux sciences juridiques avait porté un grand préjudice à la discipline de la science politique. Cette dernière arrive mal à se forger une identité propre à elle, capable de lui permettre la construction d’une représentation autonome de son objet et de ses méthodes, ainsi que l’émergence d’une communauté des politistes, qui s’en réclame. Cela est d’autant plus difficile à mettre en œuvre dans un contexte politique transitionnel comme celui du Maroc ». Pourtant, la science politique est censée au Maroc, comme au Maghreb, accompagner par ses analyses, diagnostics et recherches les politiques publiques de développement de ces pays, surtout que les difficultés multidimensionnelles des transitions ont du mal à s’épuiser dans ces pays. Qui dit transition politique, dit improvisation institutionnelle, difficulté de gérer le politique au regard des contraintes sociales et des besoins démocratiques.
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Ainsi, les intervenants sont unanimes à considérer que la science politique doit se repenser elle-même, pour clarifier davantage ses fondements éthiques et ses méthodes d’enseignement. La science politique marocaine est parvenue à un stade évolutif qui lui permet aujourd’hui d’analyser et de questionner, par elle-même, comme elle le fait d’ailleurs de fait, ses objets d’analyse usuels. Elle est amenée à se repositionner par rapport à un nombre important de nouvelles problématiques épistémologiques et méthodologiques. On s’interroge alors sur la spécificité du savoir politique marocain par rapport aux autres champs disciplinaires ; sur sa finalité et son contexte politique ; sur les méthodes et les approches théoriques modernes capables de faire progresser le savoir politique; sur les zones d’intersection épistémologique entre la science politique et les autres disciplines sociales ; sur le rapport que la science politique doit entretenir avec le savoir et l’action politique quotidienne produite par les acteurs politiques et institutionnels ; sur la diffusion du savoir scientifique relatif à la politique et sur les techniques et méthodes d’enseignement les plus appropriées à la science politique marocaine ; sur la posture éthique et épistémologique que les membres de la communauté des politistes doivent adopter vis-à-vis de leur environnement politique et social ; sur le rapport à entretenir avec les médias et les nouveaux réseaux de communication ; et sur les modalités d’agencement du rapport entre la science politique et l’expertise politique. Vaste chantier, on le voit bien.
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En définitive, toutes ces questions qui ont été débattues au colloque se ramènent à une interrogation de type paradigmatique, relative au genre de savoir politique que la communauté des politistes doit produire, et aussi à sa finalité. Comme cela a été évoqué, « si l’action politique est exclusivement alignée sur le changement, l’action des politistes est plutôt orientée vers la production d’un savoir scientifique sur le changement lui-même. Cela revient à dire, que la finalité de la recherche politiste n’est pas de changer la réalité politique, mais de comprendre les changements qui s’y produisent ».
A la suite de ce colloque, les politistes marocains, membres de l’Association marocaine de science politique, ont organisé leur assemblée générale pour élire le bureau et le président de leur association. Le professeur Abdelhamid Benkhattab a été réélu président de l’AMSP pour un nouveau mandat.