Point de vue – Tunisie. Où sont les leaders sages et audacieux ?
La transition démocratique tunisienne souffre de l’absence de leaders politiques sages, tranchants et audacieux. C’est un des soucis du pays. Ce type de leaders peut aider le pays à résoudre ses difficultés à retrouver son efficacité et à assurer les avancées de la Révolution.
Il n’y a pas que les grands partis qui sont utiles au processus démocratique, les leaders aussi. Il est un fait que les leaders sages et audacieux, dont la volonté personnelle et la volonté collectivité n’en font qu’un, se font rares en Tunisie comme ailleurs. Est-ce la fin des grands bouleversements politiques ou des grands moments historiques des peuples qui, généralement, font naître les leaders et les zaïms ? L’exception est peut-être Essebsi, quoiqu’il s’agisse ici d’un leader sans véritable pouvoir, c’est-à-dire en somme d’un leader problématique. Mais dans le sens strict du terme, il n’est pas faux de dire que la Tunisie post-révolutionnaire est orpheline de leadership, surtout aux sommets de l’Etat, et à plus forte raison de sages. Des jeunes ont fait la révolution, des prédicateurs ont fait la Constitution, et des militants de toutes sortes ont fait la transition. Même les intrus ont eu leur mot à dire. C’est dire que le recul historique inhérent aux grands leaders ne se trouve nulle part, ou presque.
Les vécus politiques des hommes politiques de la Révolution sont ou inexistants ou chaotiques. La formation politique fait également défaut, théorique ou pratique. Ingénieurs, médecins, enseignants, prédicateurs de mosquée, associatifs, hommes d’affaires, financiers, énarques, banquiers, agriculteurs inondent le marché politique aux côtés de juristes, avocats et universitaires. Point de professionnels de la politique au sens plein du terme. Des hommes politiques qui n’ont vraisemblablement fait ni science politique, ni lu les philosophes de l’action politique (Machiavel, Hobbes, Weber, Schmitt, Aron), ou qui n’ont, même, jamais fait de la politique, se mettent à déterminer le destin collectif de la nation. Sans oublier la parlote, les humeurs irascibles, les cris stridents et l’exposition médiatique injustifiée. Les fausses vedettes, sans représentativité aucune, se mettent devant pour fabuler la volonté du peuple.
Des leaders pour débloquer les crises
Hommes d’action, de terrain, il n’y en a point ou très peu. De « sages audacieux », lucides et décisifs à la fois encore moins. « Sage » seulement ne suffit plus. Il faudrait pour débloquer une situation conflictuelle cruciale, des sages audacieux, imaginatifs, tranchants, capable de faire des compromis et arrangements, décider au moment opportun, aussi bien avancer que reculer si nécessaire. L’audace réside aussi dans le recul. L’entêtement est contre-productif et puéril, tout comme les états d’âme. Bourguiba « l’audacieux » a reculé pour l’autonomie interne, mais pour mieux avancer au bout de son action, c’est-à-dire pour redevenir encore plus audacieux. Il a négocié et composé avec les ennemis d’une nation étrangère. Il ne s’est pas retiré dans sa tour d’ivoire. Ce ne sont pas des majorités ou les Parlements qui prennent les décisions historiques vitales, mais des hommes, des leaders de l’exécutif, des sages.
A vrai dire, s’il existe des méthodes et des formations pour préparer les hommes politiques en général (science politique, droit), il n’existe pas de méthodes précises et éprouvées pour sélectionner les leaders. Ils se révèlent eux-mêmes dans l’histoire politique, dans les circonstances exceptionnelles. Les « animaux politiques » ne courent pas les rues. Les leaders sont révélés par l’histoire, notamment lorsqu’ils y ont réussi. Pour les leaders ordinaires, choisis ou élus à la suite d’une élection, on ne peut jamais prédire à l’avance, avant leur action, avant l’expérience, leur réussite ou leur échec. On ne peut savoir si tel élu va commettre des erreurs fatales ou provoquer des blocages. Il peut se tromper comme tout homme et tromper son peuple et ses électeurs. Il peut être faible, influençable ou entêté face à des situations historiques ou à des crises difficiles, même élu à 80% des suffrages.
Des leaders nécessaires à la transition
Pourtant, les leaders sont nécessaires dans les transitions démocratiques. La plupart des leaders qui ont émergé dans les transitions ont été utiles. Juan Carlos en Espagne, De Klerk et Mandela en Afrique du Sud, Jerry Rawlings au Ghana. Essebsi aurait pu jouer ce rôle, mais n’a pu le jouer à ce moment, en dépit de son rôle fédérateur. Il ne pouvait décider ou être décisif, les cartes politiques n’étaient pas entre ses mains. Lors du Dialogue national en 2013, il subissait les contraintes de la majorité islamiste à l’ANC. Par la suite, il a été lié par sa coalition Nida-Ennahdha. C’est ce qui fait que Ghannouchi était politiquement prédominant. Kais Saïed est, lui, plutôt un contre-leader, en raison de sa léthargie politique. Il réagit, il ne peut vraiment agir politiquement. Il ne peut s’appuyer sur un parti majoritaire au Parlement, comme Essebsi. Les leaders politiques sont incontournables parce que la politique suppose la décision. Ce n’est pas un hasard si les philosophes appellent la science politique « la science du commandement » ou « la science du gouvernement ». Le commandement est assuré en dernier lieu par un homme, un leader. C’est cela la réalité politique, qui se venge lorsqu’on la néglige.
Contre-leader, Saïed est moins à l’aise en tant que gouvernant qu’en tant qu’opposant au pouvoir, aussi paradoxal que cela puisse être, avec toutes les dérives qui s’y rapportent. Il polarise au lieu d’agréger. Il parle un peu trop dans le désordre au lieu de chercher à être mesuré et efficace, comme doivent l’être les gouvernants. Son intégrité n’est pas mise en doute, elle est même sa force maîtresse et son argument de popularité, et il en est conscient. Il n’a certainement pas la roublardise des islamistes. Mais, son honnêteté même le pousse à la maladresse, en rejetant tout ce qui vient de ses ennemis et du gouvernement allié. S’il n’a pas le choix de son action, comme les islamistes au Parlement ou comme le gouvernement, il ne lui reste plus que cette force de blocage ou d’opposition, qui, visiblement gêne les islamistes et le gouvernement, et fait beaucoup de mal au pays.
Gérer l’obstacle par l’obstacle
Il n’est pas demandé à un gouvernant, ni à un leader d’être rebelle ou obstiné (dans son sens négatif). Ce ne sont pas là les qualités qu’on demande ordinairement à un responsable politique. Lorsqu’il y avait des conflits avec les hommes et avec les autres institutions, et même si les solutions étaient difficiles à trouver, Essebsi invitait les parties en conflit, négociait avec elles et essayait de trouver des solutions. Même son humour et sa personnalité charismatique y sont mis à contribution. En plus, Essebsi savait, même s’il n’avait pas beaucoup de pouvoir, qu’il était le représentant de l’unité nationale. Il ne sélectionnait pas ses interlocuteurs et recevait tout le monde. Saïed reste de marbre. Il se comporte non pas comme un responsable politique en charge de l’intérêt général, comme le voulait Max Weber, mais comme un homme libre de ses mouvements, qui a des convictions personnelles intangibles, comme un homme ordinaire orgueilleux, sensible, blessé par l’action et les déclarations de ses adversaires, qui ne veut pas être détourné de ses convictions personnelles, quelle que soit la situation, guerre, tremblement de terre, crise ou état normal. Ce n’est pas lui qui doit s’adapter aux circonstances, ce sont les circonstances qui doivent s’adapter à sa rigidité. Un homme politique intelligent ne répond pas au blocage par le blocage, mais par une ouverture, même forcé et contraint. Le responsable politique est jugé sur ses résultats, sur la solution des problèmes, sur son efficacité, c’est cela qui constitue sa véritable légitimité, celle de l’action.
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