Point de vue. Neuf Tunisiens sur dix délégitiment le Parlement de Saied

 Point de vue. Neuf Tunisiens sur dix délégitiment le Parlement de Saied

Début de l’opération de comptage des votes, dans un centre de vote à Tunis, lors des élections législatives du 17 décembre 2022.

Par leur abstention massive de 90% aux élections du Parlement, les Tunisiens rejettent en fait en bloc tout le système de Saied du 25 juillet.

 

Il est inutile de rentrer dans l’analyse électoraliste précise de ces élections législatives, tant elles dénotent d’un non-sens, d’une illusion réelle et d’un aveuglement historique du système saiedien en entier. Mais, il reste vrai que, sur le plan politique, cette élection a certainement beaucoup de sens. Les Tunisiens insistent encore, en récidivant, à la suite des consultations précédentes, très peu participatives (consultation électronique, référendum sur la constitution) en rejetant cette fois-ci, moins un Parlement particulier arbitrairement institué par un homme, que tout le processus en bloc du système saiedien, issu de la logique du coup d’Etat du 25 juillet, ainsi que toutes ses conséquences violentes. 

Le taux de participation de 11%, qui montre que neuf Tunisiens sur dix rejettent les candidats à la députation, montre également le rejet du système d’exception, de la violation de la constitution et de la confiscation des pouvoirs. On ne le dira jamais assez : les Tunisiens se sont quasi-instinctivement abstenus de voter, parce qu’ils sont profondément persuadés de la périlleuse direction du pays par un président aventurier. Ils ne l’ont pas fait à l’appel des partis d’opposition, comme a tendance à le croire la presse étrangère. Ils voulaient répondre à la nature autoritaire de Saied par un traitement de choc ou un signal d’alarme fort et puissant. Cela nous rappelle un peu la décision collective des Polonais sous la dictature soviétique et à l’époque de Solidarnosc, lorsqu’ils se sont mis d’accord un jour, lors du journal télévisé officiel du soir, de faire tourner l’écran de leurs télévisions en direction de la fenêtre pour être vus de l’extérieur par tous et marquer ainsi leur opposition au régime. C’était pour les Polonais, une forme de résistance, avec les moyens du bord à leur disposition. Au fond, les Tunisiens n’ont pas fait autrement en refusant de voter massivement pour un Parlement fictif, si peu représentatif. Un moyen de se faire entendre par un homme qui se croit encore populaire. Cette abstention est au moins un des rendez-vous non manqués de l’histoire d’une population sur laquelle s’acharne le sort depuis le déclenchement de la pandémie du covid. Ce faisant, ne nous trompons pas, le pouvoir est jugé ici sur l’essentiel, sur l’état des droits et libertés, sur la tournure dictatoriale du régime, non sur l’élection proprement dite. 

L’anti-islamisme de Saied et de beaucoup de Tunisiens ne justifie pas la remise en cause de tous les droits des Tunisiens, ni la confiscation des pouvoirs ou le détournement des institutions au profit d’un seul homme. Désormais, les 11% de participants au premier tour des législatives du 17 décembre, et sans attendre le deuxième tour de l’année prochaine, à trois mois d’intervalle (autre aberration), signifient la prise de conscience claire de tout un peuple ou du quasi-peuple  (90%) de l’échec politique total du président Saied, perçu comme un usurpateur, et dont le processus va, depuis le 25 juillet, d’un échec à un autre, d’une illusion à une autre, d’une naïveté à une autre. Ce n’est pas parce qu’on se sent l’âme d’un justicier qu’on va forcément faire justice.

Le mérite des Tunisiens, à vrai dire, c’est qu’ils paraissent plus nuancés que leur président. Ils ne demandaient pas au fond le retour au système d’avant le 25 juillet, mais, et depuis plusieurs années, juste sa réformation. Chose à laquelle leur président est resté opaque, n’a jamais voulu en comprendre la teneur. Ils ne demandaient pas la persécution des corrompus ou des islamistes ou le harcèlement de la magistrature sans garanties de droit, sans justice, sans nuance. Ils ne voulaient pas voir le destin d’une cour constitutionnelle ou d’une ISIE entre les mains d’un homme, qui s’est surtout révélé aussi capricieux qu’irrationnel. Ils ne voulaient pas non plus voir un président absolument immunisé contre toute forme de contrôle, comme cela ressort de « sa » Constitution « sacrée », qui prend de jour en jour l’allure d’une norme dévalorisante. Si bien que l’exercice du pouvoir par Saied a pu paraître trop violent aux Tunisiens, dont la psychologie politique a quelque peu changé depuis la révolution. 

Il est certain que depuis une décennie, la population n’accepte plus de politique arbitraire ou de restriction de liberté sans justification ou de concentration de pouvoir au profit d’un homme seul. Surtout que, par définition, la politique n’est pas affaire d’un seul homme, mais affaire de tous. Elle n’est pas violence, mais, comme l’aurait dit Eric Weil, « violence contre la violence », de quelle que provenance qu’elle soit, celle d’un homme ou celle d’un peuple ou celle des groupes. Isolés et perdus dans les affres de la lutte contre l’inflation, le chômage et la misère, les Tunisiens ne voudraient visiblement pas l’être encore sur le plan politique. Le politique est censé au moins les rassurer, il les dérange au contraire. Le président tunisien a du mal à comprendre que les temps héroïques sont révolus et que les grands fondateurs individuels relèvent du passé. On est à « l’ère du désenchantement » et de la routine de la politique bureaucratique, fut-elle de type pluraliste, chose bien vue déjà par Max Weber. Le seul fondateur – ou refondateur – que les Tunisiens sont prêts à accepter depuis la révolution, c’est le peuple lui-même, qui a appris depuis qu’il a fait fuir un dictateur, à résister contre l’oppression illégitime, même par la gabegie, et même s’il a aussi appris à courber l’échine face aux sirènes du populisme autoritaire. Ceux-là mêmes à qui la révolution a déplu, et ils sont nombreux, sont aussi enclins à ne plus accepter les insignifiances de la politique d’un homme isolé.

Les peuples ne demandent pas un miracle, mais de la bienveillance. Saied n’est bienveillant que vis-à-vis de lui-même ou de ses partisans, vraisemblablement réduits en nombre et limités par la qualité, et malveillant à l’égard des nombreux Tunisiens qui le désapprouvent. Mais, les Tunisiens ne sont pas dupes, ils le lui ont bien rendu, en l’espèce, par le refus de participer au vote, voire par le refus de légitimer le Parlement d’un pouvoir qui a perdu ses titres de légitimité depuis le coup d’Etat du 25 juillet 2021. 

 

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