Point de vue. L’opinion publique maghrébine existe-t-elle ?

 Point de vue. L’opinion publique maghrébine existe-t-elle ?

(Photo de Fethi Belaid / AFP)

Pourquoi l’opinion publique maghrébine n’arrive pas à émerger, à s’affranchir et des Etats nationaux et de la sphère arabe ?

 

On le sait, l’opinion publique est à la base un phénomène national. Elle est perçue comme un moyen d’expression, de manifestation et de contrôle des gouvernants par les gouvernés. Le contrôle des gouvernants le plus effectif, le mieux mesurable par les sondages, est celui qui se situe à l’intérieur des Etats. C’est là que les gouvernants investissent leur légitimité auprès du public et des électeurs. L’idée d’une opinion transnationale ou du prolongement de l’opinion nationale à l’échelle internationale paraît difficilement concevable, que ce soit pour une opinion mondiale, une opinion européenne, une opinion arabe, une opinion africaine ou une opinion maghrébine. Car, en dépit des évolutions mondialistes, le repère politique de l’opinion publique reste plutôt d’ordre national, la légitimité démocratique et politique étant elle-même d’ordre national, même quand il s’agit de chercher ou de déterminer des opinions de type trans-national.

 

Mais comment se fait-il qu’on parle rarement, sinon jamais, de l’opinion publique maghrébine ? Cette opinion semble absorbée dans la sphère de l’opinion arabe, de laquelle elle se ressource, même si elle ne manque pas de spécificité. L’existence d’une opinion arabe, dans les médias ou dans la rue, en dépit de la non-transparence des gouvernements arabes, est d’ailleurs une des difficultés de l’opinion maghrébine. A l’Union européenne, on a créé l’« Eurobaromètre ». C’est un sondage d’opinion du Parlement européen, initié depuis 1974 par la Commission européenne, aujourd’hui utilisé par toutes les institutions européennes. Il a été considéré comme un moyen permettant de « révéler les Européens à eux-mêmes ». Ce calcul de l’opinion européenne est facilité par les élections démocratiques du Parlement européen, par l’institutionnalisation des regroupements de partis et des groupes politiques sur une base européenne. Plus haute encore dans la constellation des opinions, on trouve l’opinion mondiale qui a, elle, été rehaussée par la mondialisation à partir des années 1990 à la faveur de l’augmentation des flux d’échange de biens, de services et d’individus (multinationales, ONG), de la technologie de communication (internet, réseaux sociaux, etc.) et de la multiplication des sommets mondiaux. Même si elle est souvent, dans la réalité, tributaire de l’opinion des Etats occidentaux ou des puissances internationales. En tout cas, cette opinion mondiale s’exprime souvent par des moyens divers et est souvent calculée par des sondages dans différents évènements internationaux.

 

Rien de tel pour l’opinion maghrébine qui semble peu développée par rapport aux autres opinions transnationales évoquées. Elle manque surtout de spécificité par rapport à l’opinion arabe, même si les liens entre le Maghreb et le Proche-Orient se sont relâchés dès le Xe siècle, puis au XIXe siècle à travers la colonisation française. On n’a d’ailleurs jamais parlé ni de l’opinion maghrébine ni d’une opinion proche-orientale. Chose qui aurait pu contribuer au démarquage relatif de l’opinion maghrébine par rapport à l’opinion proche-orientale sur le plan culturel et politique. Quelle spécificité alors l’opinion maghrébine peut-elle avoir par rapport à l’opinion arabe en général? Communauté de langue et de religion entre Maghrébins ? Oui, mais c’est aussi le cas de l’opinion arabe. Homogénéité ethnique ? Oui, mais il y a aussi quelques ressemblances identitaires avec les pays du Proche-Orient, en dépit de la grande diversité de ces derniers. Niveaux économiques proches ? Oui, quoique les ressources sont différentes au Maghreb, et très différents des richesses des pays du Golfe. Psychologie collective spécifique par rapport à l’opinion arabe ? Oui et non. Orientaux et Maghrébins partagent une même psychologie émotive et passionnelle, mais les Maghrébins sont moins portés aux extrêmes que les populations du Proche-Orient. Les identités maghrébines sont, malgré tout, plus homogènes et moins « meurtrières » et moins déchirées que les identités proche-orientales. Perception spécifique du conflit israélo-palestinien ? Non pour ce qui concerne l’opinion et les peuples aranes. Sur ce conflit, il y a une perception identique dans tout le monde arabe. Du moins une perception identique chez les populations, mais affectée par une perception politique variable pour ce qui concerne les divers dirigeants et Etats arabes.

 

Dans l’histoire, le Maghreb n’a presque jamais connu l’unité. Seul le calife Almohade Abd-El-Moumin a tenu au XIIe siècle tout le pays. La présence française a assuré pendant quelque temps une certaine unité aux pays maghrébins, en tant que victimes de la colonisation, ou à travers la coordination de la lutte des dirigeants et des partis maghrébins contre la colonisation. Il y a eu par la suite renaissance d’un idéal pan-maghrébin qui s’est manifesté par la création de l’UMA. On peut penser que les alliances et les contre-alliances des années 1980 des pays maghrébins les unes face aux autres, l’éternel conflit divisant le Maroc et l’Algérie, la tiédeur des relations circonstancielles actuelles entre dirigeants tunisiens et marocains, soient propices au refroidissement de l’opinion maghrébine. C’est possible en la forme, mais pas en général ou dans la continuité historique. Même les rivalités en football dans les grandes compétitions internationales sont vites digérées par les opinions maghrébines, qui se sentent proches dans la réalité. Que les dirigeants Saied, Tebboune et le libyen Mohamed Younes El-Menfi (du conseil présidentiel libyen) aient décidé de créer une plateforme commune de concertation commune, sans le Maroc, n’a aucune incidence sur les rapports maghrébins profonds. A l’évidence, cette diplomatie sectaire, non réaliste et peu diplomatique de ces dirigeants, n’a aucune incidence sur le Maghreb historique et civilisationnel et sur les liens entre Maghrébins.

 

Pour ma part, je trouve que la question est ailleurs. La problématique ou la difficulté d’émergence de l’opinion maghrébine se situe dans la conjonction de quatre points ou quatre obstacles :

1) dans la primauté du fait national et de l’esprit public sur le fait maghrébin : dans des pays non industrialisés, qui n’ont pas encore digéré tous les effets de la colonisation, il y a encore des résistances nationales ou identitaires pour faire émerger un esprit maghrébin ;

2) dans l’absence de « théâtre » ou de lieux uniques de débats proprement maghrébins, où puissent débattre en permanence les élites politiques et savantes, les universités maghrébines ou des médias et des chaines de télévision maghrébins, à l’instar de la chaine « Arte » entre Allemands et Français. C’est ce « théâtre » qui doit offrir des occasions à l’opinion maghrébine de se manifester et de manifester, dans la rue, dans la presse, médias ou ailleurs ;

3) par l’absence d’échanges entre pays maghrébins de jeunes, d’étudiants, de journalistes, de scientifiques, de chercheurs et d’universitaires ;

4) et enfin dans les insuffisances des Etats maghrébins sur le plan démocratique. Chose faisant obstacle à la dynamique des sociétés civiles et à l’émergence des sondages d’opinion à même de mesurer l’état réel et les tendances de l’opinion maghrébine sur divers sujets de fond ou d’actualité au Maghreb.

Ce qu’on observe au Maghreb, c’est juste une scène politique virtuelle, celle de l’UMA, sans « figures » et sans « intrigue forte » en dépit des acteurs trop formels et protocolaires de cette institution. Il n’y pas d’élections plurielles et disputées pour les institutions maghrébines, comme il n’y a pas de campagnes électorales et de débats sur le « Bien public maghrébin » ou des « politiques publiques maghrébines », qui puissent être suivis et commentés par les médias et alimenter une opinion maghrébine. Il y a juste des « représentations » de type diplomatique, trop lointaines pour les peuples, trop marquées par la raison d’Etat.

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