Point de vue. L’illusion du consentement

 Point de vue. L’illusion du consentement

Illustration – Photo : FETHI BELAID / AFP

Les dictatures sont aussi nourries par l’adhésion artificielle et métaphysique des peuples au système, perdus dans une conjoncture dont ils ne maîtrisent pas tous les ressorts. Les Tunisiens n’y échappent pas.

La question de la soumission volontaire des peuples, de leur adhésion (spontanée ou suggérée) à la dictature ne cesse d’interpeller les consciences, tant dans les vieilles démocraties que dans les pays autoritaires.

On le sait, les peuples peuvent se soumettre à l’autoritarisme pour diverses raisons complexes, liées à des facteurs psychologiques, sociaux, économiques, religieux et culturels, nourrissant tous l’illusion du consentement, base pourtant du pacte social.

Les démocraties elles-mêmes ne sont plus immunisées contre la montée de l’extrémisme et de l’autoritarisme, un peu déguisés (Trump, Victor Orbàn, Javier Milei, etc.), en tout cas voulus et soutenus par une bonne proportion de leurs propres citoyens, réfractaires aux principes démocratiques.

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L’histoire ne se trompe pas. Dans des périodes de crise (économique, politique, sociale, ou sécuritaire), les peuples ont tendance à privilégier la sécurité et l’ordre à la liberté. Les régimes autoritaires exploitent souvent ces moments d’incertitude pour se présenter comme la seule solution capable de restaurer la stabilité.

Les peuples arabes ont souvent résisté à la liberté, au réformisme, au modernisme, au progrès, par conservatisme religieux ou simplement en raison d’une culture politique déficitaire. Les réformes, jugées souvent « élitistes », sont considérées comme incompatibles avec les enseignements religieux.

Ces peuples ont dénoncé même les réformateurs, Ali Abderraziq et Muhammad Abduh en Egypte, Tahar Haddad et Bourguiba en Tunisie, le shah d’Iran (interdiction du voile), et les ont considérés comme des déviants ou des hérétiques, lorsqu’on ne leur a pas fabriqué de procès iniques.

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On sait aussi que les régimes autoritaires utilisent souvent des campagnes tapageuses pour influencer les opinions publiques. En contrôlant les médias, l’éducation et les récits historiques, ils façonnent une vision du monde où leur autorité semble légitime et nécessaire, même si aujourd’hui la puissance d’internet, du numérique et des réseaux sociaux transcende les pouvoirs politiques et échappe en grande partie à leur emprise.

On sait également que lorsque les institutions démocratiques sont perçues comme inefficaces ou corrompues, les citoyens peuvent perdre confiance en elles. Cela ouvre la voie à des leaders autoritaires qui promettent des solutions rapides et « efficaces », souvent au détriment des libertés individuelles.

On sait aussi que le conformisme social et la peur de la répression jouent un rôle dissuasif certain. Les régimes autoritaires utilisent la peur (par exemple, la détention illimitée, la surveillance, les arrestations arbitraires ou la violence) pour dissuader la contestation. Cela peut concerner même les candidats aux élections (Zammel en Tunisie). Les individus peuvent alors choisir de se soumettre pour éviter d’éventuelles conséquences négatives.

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Dans certaines sociétés, les citoyens peuvent aussi se désintéresser de la politique après des années de conflits ou d’instabilité, comme en Tunisie après la transition démocratique. Cette fatigue politique conduit la population à une passivité telle qu’elle permet à un régime autoritaire de s’imposer sans réelle résistance.

Les leaders autoritaires s’appuient souvent sur le nationalisme, l’unité nationale, la religion ou une identité commune pour justifier leur contrôle. En utilisant un langage émotionnel, ils unissent les populations autour d’un ennemi commun, d’une cause ou contre un groupe ou une minorité, minimisant en conséquence les divisions internes.

Il est vrai que dans des sociétés où l’éducation civique est insuffisante, où l’analphabétisme (2 millions en Tunisie) et la pauvreté (4 millions) sont répandus, les citoyens peuvent ne pas comprendre l’importance des droits et libertés ou être incapables de détecter les signes avant-coureurs d’un régime autoritaire.

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Et on en arrive alors à l’illusion de consentement. C’est trop facile de dire qu’on ne sait pas ou qu’on ne connaît pas la nature d’un pouvoir. Certains individus acceptent l’autoritarisme en croyant que cela ne les affectera pas directement, ou en pensant que d’autres groupes sociaux (minoritaires, opposants) en souffriront davantage.

La dictature affectera les autres, pas nous. Si on n’a rien à nous reprocher, la dictature ne nous affectera pas. En d’autres termes, la dictature ne nous concerne pas, car notre « dignité » (supposée) – ou plutôt notre tranquillité – est sauve. On est indifférent aux autres, c’est-à-dire aux valeurs de la République partagées dans la société, aux droits de tous.

La dénonciation de nos semblables et les suspicions sont aussitôt encouragées dans ce climat malsain. Demandez aux Allemands ce qu’ils pensent, après coup, des dénonciations de leurs concitoyens à l’époque du nazisme pour satisfaire le Führer.

Les prisonniers politiques et d’opinion tunisiens, dénoncés par un fuyard anonyme, sont en prison pour avoir organisé une réunion de coordination politique dans un contexte de rétrécissement des libertés et de l’action des partis, en l’absence d’espace public autorisé (où est le mal d’un tel colloque privé ?), sans preuves, sans procès équitable auquel a droit tout citoyen, et même un assassin récidiviste condamné à mort.

Les partisans sans vergogne du nouveau régime jubilent : « Ils n’ont que ce qu’ils méritent » (Qu’est-ce qu’ils méritent ?), « La justice exercera son rôle. S’ils sont innocents, ils seront libérés » (quelle justice ?), disent-ils puérilement.

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Ces mécanismes montrent que la soumission à l’autoritarisme est à la fois un choix conscient qu’un choix inconscient, choix personnel, mais usé par le diktat et l’unilatéralisme forcé du moment. Cela veut dire alors que le processus électoral n’a aucune prise sur la véracité du consentement.

Un peuple abstrait, un chef miraculeux, un candidat sans concurrence, un régime forcé, un droit sans raison, une justice aux ordres conduisent tous ensemble à l’illusion du consentement. C’est le pouvoir du peuple sans le peuple. Une farce. On n’a jamais demandé l’avis du peuple depuis le 25 juillet, malgré les consultations métaphysiques.

Le peuple a-t-il consenti depuis cette date à quelque chose dans les formes et dans les règles ? A-t-il appris à exprimer une opinion autrement que par la colère, la haine et le ressentiment, notamment dans les réseaux sociaux ? La haine exprimée par le pouvoir rejaillit-elle sur le peuple ? Ce peuple sait-il ce que « raison » veut dire dans un régime où seul le chef a « raison » contre le peuple au nom du peuple ?