Point de vue. L’idée d’œuvre et son contraire
L’idée d’«œuvre » est ce qui permet de distinguer les événements et la profondeur entre faits durables (historiques) et faits non durables (éphémères). En Tunisie, on en est dans la contre-œuvre politique.
Ce qui fait en général que la vie de quelqu’un ait un sens, cela tient à ce qu’il a fait durant son passage historique sur terre, son œuvre. L’idée d’ « œuvre » est une idée protestante, qui considère que l’œuvre rapproche de Dieu, parce que Dieu aime les laborieux. Luther et Calvin, les fondateurs, y ont beaucoup insisté, les pratiquants protestants leur ont fait largement écho. C’est sans doute à cela que pensait Max Weber dans son Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1947), lorsqu’il considérait que le capitalisme est né chez les protestants et dans les territoires protestants. L’idée religieuse du travail, de la rigueur, de la sobriété de vie et de l’épargne faisait écho au capitalisme, qui a fait son « œuvre ».
Mais, on peut élargir le sens de la notion d’ « œuvre » et la généraliser dans un sens universel. Ainsi des hommes comme Homère, Aristote, Moïse, Mohamed, Jésus, Luther, Montesquieu, Rousseau, Marx, Kant, Hegel, Ibn Rushd, Ibn Khaldoun, Mozart, Gutenberg, Hugo, Voltaire, Napoléon, Lincoln, Churchill, de Gaulle, Léonard de Vinci, Van Gogh, Graham Bell, Pasteur, les Beatles, Elvis Presley, Michael Jackson, Bob Dylan, Einstein, Tahar Haddad, Hached, Atatürk, Walesa, Mandela, Pelé, Maradona, Bill Gates, Zuckerberg, Aboulkacem Chebbi, Clay, Michael Jordan, Bjorn Borg, et on en oublie des tas, ont mené des vies signifiantes, parce qu’en donnant forme à leurs propres vies, ils ont aussi imprimé une forme au monde qui les entourait. C’est cela l’idée d’ « œuvre ». Ils ont œuvré pour le bien des autres, dans l’art, le spectacle, le monde des idées, de la littérature, de la science, du sport ou de l’action politique. Ils ont édifié, crée, inventé et réformé en profondeur, efficacement, faisant le bonheur de leur communauté, dans le sens large du terme. Leurs œuvres, comme leurs actions leur ont survécu, chacun dans son domaine, parce qu’elles ont constitué des révolutions visibles pour les uns, invisibles peut-être dans l’immédiat ou à leurs époques, mais dont la postérité a rendu pleinement la gloire à leurs initiateurs. Ces hommes d’œuvre, on les reconnaît historiquement, parce qu’ils ont apporté quelque chose d’universel, de positif, d’utile à leurs peuples, valables pour tous, à l’humanité et à la civilisation. Découvertes, inventions, révolutions, compréhension du monde qui les entourait, solution politique d’envergure dans de graves crises, émotion exceptionnelle, illustrent leurs œuvres. Ils n’ont pas détruit, mais construit. Le Larousse ne s’est pas trompé en identifiant l’œuvre à une « production de l’esprit, du talent, écrit, tableau, morceau de musique, ou ensemble des productions d’un écrivain, d’un artiste, musicien », et ajoutons-nous, d’un artisan, d’un savant, sportif, ou dirigeant politique. On peut dire, sans jouer sur les mots, que leur point commun, c’est que leur œuvre a mis en œuvre quelque chose d’illustre, d’éternel, une sorte de vérité universelle sortie d’une singularité humaine. L’œuvre a aussi tout son sens en politique, comme son contraire la contre-œuvre.
C’est dire combien pèsent peu dans l’histoire politique les contre-œuvres, les intentions non abouties des hommes ou pouvoirs qui se croient investis d’une mission sacrée, les prétendues « belles âmes », nocives et mauvaises, les volontés sectaires, non universelles, les purificateurs impitoyables, les guerres non salvatrices contre la destinée des peuples, les politiques de fractions contre fractions, les destructions dévastatrices. Pas d’œuvre dans cet horizon ténébreux ou diabolique, comme celui du coup d’État ahistorique du président tunisien. Autoritarisme non éclairé, persécution politique immorale après une révolution démocratique, ruine des libertés, méfiance réciproque radicale entre gouvernants et gouvernés, complotisme imaginaire et paranoïaque entretenu par le complotisme réel du pouvoir lui-même, haine et racisme. Car l’œuvre est versée dans l’universalité de son utilité et de son message. La contre-œuvre, c’est de ne pas avoir les moyens ou la capacité de lutter contre la pauvreté, l’analphabétisme, l’inéducation ou de produire la prospérité économique ou le progrès social. La contre-œuvre, c’est de déclarer plutôt la guerre contre le peuple lui-même dans ses différences, ses aspirations, dans l’indifférence, hélas, de beaucoup de citoyens, et avec le mépris affiché avec grandiloquence par le président Saied. L’œuvre, comme la « haute politique », méprise la « petitesse » des actes, parce qu’elle rassemble le disparate, homogénéise l’hétérogène, universalise le singulier, met en lumière les choses obscures, rayonne à « l’étranger », séduit le cosmopolite.
Il est peu probable que le président tunisien laissera une quelconque « œuvre » dans l’histoire. Usurpant des institutions démocratiques, élu pour aussitôt, et délibérément, démolir les institutions qui l’ont vu « naître », il lui manque tous les ingrédients de l’œuvre salutaire. La purification conduite avec brutalité au nom de la lutte contre la corruption, la haine du monde qui l’entoure ne sont ni une politique, ni une œuvre, mais une contre-œuvre, une contre-politique, outre qu’elles sont des signes d’incapacité à réformer en profondeur une société dans la sérénité et à inspirer confiance à la majorité de la population. Pas d’œuvre sans œuvre, pas d’œuvre sans résultats, pas d’œuvre sans génie. Il y a juste une contre-œuvre aveugle, destructrice et négatrice tendant par tous les moyens à effacer les œuvres d’autrui, du peuple, de l’histoire, de la culture, des dirigeants, à commencer par l’œuvre de la révolution, fait d’histoire surpassant hommes et locataires éphémères du pouvoir. La « révolution », comme le disait Yadh Ben Achour, est une « espérance », tandis que le président tunisien nous conduit au désespoir.
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