Liban. Epuisement du système confessionnel libanais
Le système confessionnel libanais est en faillite. La crise économique et sociale a rappelé aux populations la profondeur de la défectuosité d’un régime fondé sur des arrangements sans fin et sur la corruption dont profite l’ensemble de la classe politique, plus parasitaire que gouvernementale.
Nul doute que le confessionnalisme est devenu le mal libanais. En apparence, il suspend ou retarde les conflits politiques entre les confessions, en apaisant les tensions religieuses, culturelles, sociales et politiques. En réalité, il est loin de résoudre les problèmes politiques de manière définitive en raison des raccommodements et arrangements interminables. Constitution et Pacte national (pratique non écrite) se combinent pour régler la question du partage d’influence entre les différentes communautés religieuses (l’accord de Taëf en 1989 a été une des révisions importantes). En vertu de ce partage, le président, élu par le Parlement, doit être un chrétien maronite, le Premier ministre un musulman sunnite, et le président de l’Assemblée nationale un musulman chiite. Même le système électoral est segmenté par confession. Pour rassurer toutes les confessions (une quinzaine) et toutes les factions, la Constitution considère que le système confessionnel est provisoire, et qu’il sera aboli « suivant un plan par étapes ».
C’est justement le moment de prendre cette Constitution au mot. Tous les manifestants de Beyrouth depuis une semaine, exprimant une joyeuse colère, qui ont pris prétexte de la crise économique et sociale, de la mal-gouvernance, de la corruption, ne souhaitent plus autre chose que la fin de l’ère confessionnelle, la réhabilitation du citoyen à la place du croyant, de l’Etat à la place des Eglises et du drapeau national à la place des drapeaux des confessions. Ils réclament la fin d’un système et ils luttent contre le système, eux-aussi, à leur manière.
Le système politique libanais tourne, en effet, essentiellement autour du confessionnalisme et de son partage chancelant. A vrai dire, il est à la fois un système politique interne, cousu par des arrangements politiques réducteurs de conflits ; un système non politique, où tout se règle en définitive à travers les confessions qui tiennent lieu de partis et de courants politiques ; et un système extérieur relevant d’alliances régionales et internationales. On est dans un cadre censé être démocratique aux yeux du monde, impliquant une vie institutionnelle moderne, une citoyenneté multiconfessionnelle, mais on est aussi dans une sphère peu démocratique dans le sens traditionnel du terme, où les majorités et les oppositions ont peu de sens, où l’idée du Bien public est absorbée par l’intérêt confessionnel. Le Liban balance entre démocratie, peu de démocratie et non démocratie, selon les points de vue et selon les périodes. D’ailleurs, jusqu’à l’entrée en guerre civile en 1975, Freedom House considérait le Liban comme un des deux seuls pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, avec Israël, à être un pays libre. Le pays a perdu ce statut avec la guerre civile. Pire encore, il ne l’a plus jamais retrouvé. Depuis 2013, le Liban n’est plus qu’« un pays partiellement libre ». Le Rapport de la même ONG de février 2019 le place en 134e position sur les 210 Etats du monde, tandis que le rapport de l’Economist Intelligence Unit (EIU) de 2018 sur la démocratie dans le monde le considère comme un « régime hybride », ni démocratique, ni autoritaire.
Sur le plan politique, le système confessionnel a produit fatalement des abus, corruptions et excroissances. Non contentes de diviser la poire politique nationale sur un plan religieux, les classes politiques libanaises se trouvent étroitement liées aux influences régionales qui profitent justement de la porosité du système et des schismes confessionnels du pays. Leurs alliances extérieures l’emportent sur leurs orientations idéologiques ou leurs programmes politiques. Un homme politique libanais n’a pas de raison d’être sans confession, il n’a pas non plus de sens sans rattachement régional. Les deux considérations sont étroitement scellées.
Les dirigeants libanais actuels sont au pouvoir depuis plusieurs décennies. La pérennité caractérise le système au nom du « quota » confessionnel dans la participation politique. L’inamovible Nabih Berri, leader du mouvement chiite Amal est président du Parlement depuis 27 ans. Dans l’autre branche chiite militaire, Hassan Nasrallah, est le secrétaire général du Hezbollah depuis 27 ans également. La famille sunnite Hariri se spécialise dans la direction du gouvernement. Rafik Hariri, le père de Saâd Hariri, qui a fait fortune en Arabie saoudite, a dirigé cinq gouvernements successifs de 1992 à 2004, son fils Saâd Hariri dirige à son tour le gouvernement pour la seconde fois. Michel Aoun, le président maronite, ancien chef des forces armées, puis chef du gouvernement intérimaire en 1988, est dans le système depuis les années 80. Le druze Walid Joumblatt, issu d’une famille emblématique du système confessionnel ou Samir Geagea, l’un des derniers seigneurs de la guerre survivent encore en politique. Sans compter les autres grandes familles libanaises qui se trouvent associées directement ou indirectement au pouvoir depuis plusieurs décennies, de père en fils : Les Karamé (sunnite), Pharaon (maronite), Arslane (druze), Salam (sunnite), Solh (sunnite), Gemayel (sunnite), Chamoun (maronite), Lahoud (maronite), Eddé (maronite), Frangié (maronite).
Si Le Liban est composé d’une dizaine de communautés religieuses, on comprend que les tensions entre les communautés aient marqué l’histoire du pays à travers ses « grandes familles politiques », et que le système puisse à la longue ressortir ses limites et ses contradictions démocratiques, mises à jour aujourd’hui par le renouveau citoyen des jeunes et des populations. On comprend également que la corruption puisse prévaloir au nom des équilibres confessionnels fragiles, faisant péricliter le système économique et social lui-même. La population ne manifeste plus aujourd’hui au nom du confessionnalisme, mais au nom de la citoyenneté et de la lutte contre la corruption. Elle manifeste au nom de l’Etat libanais, pas au nom des confessions au Liban. Elle demande le départ de toute la classe politique, toutes confessions confondues, « tous, c’est-à-dire tous », ont-ils scandé dans les différentes villes. Les nouvelles taxes, déclencheuses des révoltes, ne sont qu’un prétexte qui a permis aux populations d’exprimer des rancœurs profondes. Les Libanais ont ressenti vivement les dernières taxes gouvernementales, parce que la décision d’imposer de nouvelles taxes sur le tabac, l’essence et les services gratuits de WhatsApp, ont ôté aux populations les trois exutoires qui leur restaient pour oublier leur détresse.
Depuis plusieurs décennies, les élites politiques ont engagé une lutte effrénée pour le pouvoir et les avantages qu’il procure. Les grandes familles confessionnelles ont acquis dans la durée un pouvoir de type clientéliste. Ce n’est pas l’Etat, ce sont elles qui distribuent services, prestations, offres d’emploi illégal, prébendes, autorisations, récompenses. Que le gouvernement Hariri soit un gouvernement d’union nationale ou de salut public, cela ne met pas au premier plan, dans la perception des Libanais, le souci de l’intérêt général, mais l’union des « grandes familles confessionnelles » pour le partage du gâteau, l’impunité et le silence complice. Nabih Berri le reconnaissait en 2015, lorsqu’il disait que, « s’il n’y avait pas le confessionnalisme, toutes nos têtes de dirigeants auraient fini au bout d’une pique ». Il s’agit bien alors d’une sorte de « syndic de faillite ». Cela se voit fortement aujourd’hui en raison de la mal-gouvernance économique, qui a mis à nu le système et a montré les limites d’une classe politique usée, qui s’est alliée non pas pour sauver le pays, mais pour sauver sa tête.
Le Liban est aujourd’hui à la croisée des chemins. Il a le droit d’expérimenter une démocratie ordinaire, qui connait des alternances, des successions de majorités et d’oppositions, au lieu de maintenir ces interminables gouvernements d’union nationale, qui n’ont pas dans ce système des justifications d’équilibre conjoncturel entre différentes forces politiques, mais de complicité confessionnelle, créant un système parasitaire qui dure depuis une trentaine d’années. Ce type de système empêche toute redevabilité des uns et des autres. Tous les partis sont au pouvoir, au gouvernement, ils ne sont plus responsables de rien. Ils font taire les défectuosités du système au nom des arrangements qui, dans l’ordre des valeurs, se situent au sommet de la pyramide. Politisée, la religion finit, comme toujours, par produire l’immoralité.