Point de vue – L’Etat incertain

 Point de vue – L’Etat incertain

Illustration – AFP

Jamais l’incertitude de l’Etat, de son savoir, de ses décisions n’a été aussi apparente que durant cette période de pandémie. Dans une guerre, l’Etat peut être certain de l’issue, pas dans une pandémie mortelle.

 

La question de l’Etat a été décisive depuis le XXe siècle dans toutes les conceptions politiques, libérales, socialistes ou développementaliste, pour les tenants de la rationalité logique et idéologique, comme pour les défenseurs du pragmatisme calculateur. L’histoire a connu différents types d’Etats. Il y a eu l’Etat absolu, l’Etat interventionniste, l’Etat-nation, l’Etat-parti, l’Etat arbitre, l’Etat modeste, l’Etat savant, l’Etat social, l’Etat libéral, l’Etat totalitaire, l’Etat autoritaire, l’Etat « théologique », le « Failed State » des Américains, et on pourrait ajouter l’ « Etat agonal » (pacificateur) et l’ « Etat polémologique » (belliqueux) de Julien Freund. Voilà qu’apparaît aujourd’hui avec la pandémie de la Covid, un autre « variant », l’Etat incertain, dont les pathologies s’observent surtout dans les démocraties pluralistes et conflictuelles. Hobbes doit sortir de sa tombe. L’Etat ne rassure plus, ne sécurise plus et ne sait plus rien. La Covid tue, et l’Etat n’y peut rien. Le Léviathan n’est plus aussi privilégié que le commun des mortels. Son recours semble même inutile.

L’Etat du non-savoir

Il est vrai que l’Etat incertain n’est pas encore en déperdition, comme le prophétisait Marx ; il n’est pas non plus dans le mensonge, comme le dénonçait poétiquement Nietzsche. Il est immergé dans l’incertitude. Un Etat qui se cherche de jour en jour, un peu perdu dans les méandres de la crise de pandémie, facteur elle-même de crises multiples. Les solutions certaines ne sont plus à l’ordre du jour, l’Etat est bousculé et remis en cause au quotidien. Un Etat qui ne sait pas quoi faire contre la Covid, qui s’interroge en permanence, contaminant par ses inquiétudes les populations, qui ne savent plus elles-mêmes qui croire, que faire, à quel saint se vouer. Un Etat qui ne sait pas s’il faut confiner ou déconfiner, qui n’est jamais sûr du traitement du virus, qui n’a pas de remède, qui doit dépendre pour le vaccin, lui-même incertain et variable, des laboratoires privés étrangers, soumis à la loi de l’offre et de la demande. Ni le politique, ni le scientifique ne détiennent le savoir et le remède requis. Les uns et les autres décident de la chose et de son contraire depuis presque un an. Observons le désarroi des dirigeants, on a toutes les gammes possibles, des hommes résolus sans certitude (Trump, Bolsonaro, Johnson) aux irrésolus prudents (Macron) pour lesquels la prudence couvre la méconnaissance, en passant par les stratèges rationnels sans certitude (Merkel).

Les médias ne parlent à longueur de journée que de la covid. Indice de désarroi généralisé des politiques invités sur les plateaux, comme des scientifiques et des journalistes. Tous les champs, tous les ordres professionnels, toutes les institutions sont habitées par l’incertitude. On peut presque dire que le savant n’est pas très éloigné du non-savant, du non-instruit. La science est envahissante dans les médias et dans les discours, alors qu’elle ne maitrise plus son dossier. Les autres champs de compétence n’existent plus dans la vie sociale. L’histoire s’est fixée quelques temps sur la santé et la médecine. Le comité scientifique tunisien de lutte contre la Covid n’inclut que des membres du secteur médical. A peine on a désigné a posteriori un économiste pour l’observation de l’impact économique. Mais on aurait dû ajouter des représentants des sciences humaines, comme un sociologue pour les effets sociaux sur les catégories vulnérables ou un psychologue pour les effets de la pandémie sur la santé mentale (anxiété, angoisse). En France, le comité scientifique comprend, outre les scientifiques, un sociologue et un anthropologue. Surtout que les compétences de tels comités scientifiques, dans l’état du savoir limité actuel, sont juste des compétences d’orientation, d’indication et non décisionnelles. Quoique le comité scientifique français ait pu décider du maintien du premier tour des élections municipales de 2020 et a contribué à la décision de suspension du deuxième tour. La science s’immisce dans le politique, alors qu’elle est elle-même incertaine et interrogative dans le cas d’espèce. Le non-savoir plane sur tout.

Rationalisme critique

Karl Popper, un rationaliste critique, réfutant le dogmatisme idéologique de Platon, Hegel et Marx, disait prudemment que la vérité est l’absence d’erreur, elle n’est sûrement pas la certitude. D’après lui, l’erreur n’est pas scandaleuse, mais une conséquence du caractère faillible de la nature humaine et un moyen pour écarter ce qui ne résiste pas à la critique. Max Weber ne l’aurait pas démenti, lui qui mettait en rapport le savoir illimité en général avec le savoir limité des hommes. Erreur et critique font dans ce sens progresser les choses et permettent de découvrir la vérité. On n’est pas, à vrai dire, pour Karl Popper dans le nihilisme, ni dans le relativisme, mais dans le rationalisme critique, qui appelle les hommes à ne jamais cesser de remettre en cause les théories existantes pour essayer de trouver l’erreur qui les vicie.

On est ici proche de la culture pandémique universelle, celle de l’instant. Une culture où tous les Etats, scientifiques, politiques, citoyens tentent d’apprendre tous les jours de leurs erreurs précédentes, avec, il est vrai, beaucoup de difficulté et d’improvisation. C’est du moins la culture du jour, celle du lendemain qui déchante, sans prévision, dans laquelle toute planification est vouée à l’irréalisation. L’Union européenne misait sur la prévision d’une commande d’une grande quantité de doses de vaccin pour ce début d’année. Voilà que le vaccin est détourné par l’Angleterre, ex-membre de l’UE. Les variants brésilien et sud-africain introduisent, à leur tour, une nouvelle incertitude sur le traitement et sur la fiabilité des vaccins entrés déjà dans leur phase d’application.

Incertitude pandémique accentuée en démocratie

L’Etat incertain apparaît surtout en démocratie, où il se mélange avec le pluralisme en aggravant l’incertitude générale. On ne lui fait plus confiance. Un sondage tout récent en France montre que 64% de la population ne fait pas confiance au gouvernement pour prendre les décisions sur la Covid. C’est ce qui explique un peu partout, dans différents pays, les manifestations des jeunes contre des mesures restrictives issues de l’hésitation et de l’incertitude des Etats eux-mêmes. Ce n’est plus seulement toute politique ou toute opinion qui ont leur contraire, c’est aussi toute vérité scientifique qui vit de contradiction. Comme la « vérité » politique, la vérité scientifique, médicale se multiplie à travers la concurrence des disciplines (immunologie, épidémiologie, infectiologie, virologie…). Elle s’éclate au grand jour et s’éparpille aussitôt. Chaque État, chaque scientifique tend à dissimuler sa méconnaissance du virus et de son traitement en tentant de s’appuyer sur l’expérience ou la politique des Etats étrangers, lesquelles sont elles-mêmes basées sur l’incertitude. Une incertitude qui s’appuie naïvement sur d’autres incertitudes, et qui ne produit pas autre chose que l’incertitude. « Si l’erreur commune fait le droit », disait une vieille  maxime de droit, elle ne fait hélas pas la vérité. Les États et les savants font comme si la rationalité scientifique s’oppose à la raison, comme si le déni d’hier est la certitude d’aujourd’hui.

On atteint les limites de la raison, du savoir et de la science. On considérait jusque-là que l’Etat sait, effectivement ou potentiellement, ou qu’il peut savoir, parce que son savoir est supposé se déduire des sciences de la nature, des sciences de l’homme et de la société (ce que les Allemands appellent les sciences de la culture), ainsi que du progrès technique et technologique, moteur lui-même des activités scientifiques. C’est cela qui constitue le guide par excellence du bon gouvernement, celui qui peut édifier une société ordonnée, sécurisée, heureuse, motivée par le progrès et le bien-être. Face à l’impuissance continue de l’Etat traversant une pandémie elle-même durable, le doute frappe à deux niveaux. Il frappe la rationalisation de la société et la « scientification » de l’Etat. L’incertitude et le doute ne profitent pas au citoyen. Comme le montre l’augmentation de l’état d’anxiété des populations mondiales.

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