Point de vue. Les trois types de coup d’Etat en Tunisie
L’histoire post-indépendance de la Tunisie a donné naissance à plusieurs coups d’Etat qui ont laissé des traces négatives dans l’exercice du pouvoir.
Il faut croire que la Tunisie contemporaine est en train de devenir un laboratoire de « coups d’Etat ». Son histoire moderne, l’histoire d’un pays supposé pacifique et ouvert, en est en tout cas largement émaillée. Les coups d’Etat ont été le point déclencheur du pouvoir autocratique de plusieurs présidents, de Bourguiba et Ben Ali en passant par Kais Saied. On a peu de chance d’échapper aux dérives du pouvoir après de tels coups d’Etat. Tous ces coups ont coexisté avec des extravagances électorales, un nationalisme débridé, un formalisme pluraliste limité, ou même un discours droit-de-l’hommiste pour certains. Le coup d’Etat est tantôt antérieur à l’électoralisme (Bourguiba, Ben Ali), si électoralisme a encore un sens en dictature ; tantôt il lui est postérieur (Saied), oblitérant la philosophie électorale elle-même. Comme l’indique l’expérience étrangère et tunisienne, les régimes politiques fondés par un coup d’Etat ont rarement été propices à la démocratie ou à l’ouverture politique. Au contraire, ils ont été quasi-systématiquement l’événement ou le procédé déclencheur de la tyrannie, de la violence politique et de l’antidémocratisme. On le voit sous Bourguiba, sous Ben Ali, et on est en train de percevoir aujourd’hui le processus autoritaire de Saied se mettre progressivement en place par la volonté obstinée d’un seul.
Coup d’Etat « républicain » de Bourguiba
Désigné le 11 avril 1956 par le Bey en tant que Premier ministre, Bourguiba a commencé son règne « institutionnel » par un coup d’Etat de type « républicain », au sein de l’Assemblée constituante, elle-même convoquée par le monarque Lamine Bey par décret beylical du 29 décembre 1957 pour mettre en forme une monarchie constitutionnelle. Ce coup d’Etat du 25 juillet 1957 visait à abolir la monarchie, à instaurer une République et à réorienter l’œuvre constituante dans le sens d’une Constitution cette fois-ci républicaine. C’est comme si l’Assemblée constituante faisait un « coup d’Etat » contre elle-même, visant à remettre (ou à se voir imposer) la « véritable » légitimité du jour après l’indépendance du pays, au nouveau Zaïm charismatique, chef du parti destourien, en écartant la « fausse » légitimité beylicale, obstacle au pouvoir bourguibien.
Ce coup est suivi par la mise à l’écart du monarque Lamine Bey, expulsé du palais, ainsi que toute sa famille, de manière ingrate. Leurs biens sont saisis et plusieurs membres de la famille sont incarcérés. Un décret (du 31 mai 1957) va supprimer tous les privilèges, exonérations et immunités de la famille beylicale. Un autre décret du 21 juin supprimera toute allusion à la dynastie husseinite et redéfinira les armoiries de la République. En fait, Bourguiba a précipité les choses opportunément. On lui a rapporté qu’une décision de Lamine Bey se tramait sous l’instigation de quelques conseillers. On a suggéré en effet au Bey de prendre l’initiative de proclamer lui-même la fin de la dynastie, puisque Bourguiba était en train de le dépouiller de ses prérogatives, tout en recommandant l’adoption d’un régime démocratique. Hamadi Bahri, qui deviendra plus tard, sans doute par reconnaissance, chef de camp du Président Bourguiba, présent à une réunion avec le Bey évoquant ce sujet, a vendu la mèche et a rapporté à Bourguiba cette dangereuse information. Bourguiba n’aurait plus de mérite, si cette initiative de Lamine Bey se réalisait, notamment vis-à-vis de Salah Ben Youssef, son adversaire du moment. Bourguiba se sentirait lié par la recommandation du Bey tendant à affaiblir sa légitimité postérieure et à le priver de gloire.
C’est à ce moment-là que Bourguiba décide d’agir et de précipiter les événements. Le coup d’Etat prendra la forme d’un discours pro-républicain le 25 juillet 1957 au sein de l’Assemblée constituante annonçant que la nouvelle Constitution du pays sera celle d’un régime républicain. Le gouvernement démissionne le 29 juillet 1957. Bourguiba est chargé de la Présidence de la République de manière provisoire dans l’attente de la promulgation de la Constitution. Cette désignation sera mentionnée, contrairement aux usages, dans la proclamation même de la République. Bourguiba fera un deuxième coup d’Etat en s’autoproclamant président à vie en 1974, jusqu’au coup d’Etat de Ben Ali de 1987, qui l’a assigné à résidence à Monastir jusqu’à sa mort. Ben Ali, l’ingrat, l’a même privé de funérailles nationales. Bourguiba aura régné de fait sur le pays trente ans durant, de 1957 à 1987.
Coup d’Etat militaro-médical de Ben Ali
L’usure du pouvoir autocratique bourguibien a terni son image auprès de l’opinion. Elle a renforcé les mouvements islamistes dans le pays dont la force allait grandissante. Face à la menace islamiste, Bourguiba nomme un homme fort, militaire de formation, le Général Ben Ali, à la fonction de Premier ministre. Celui-ci va aussitôt déposer son bienfaiteur, le 7 novembre 1987. Comme le Bey, qui a nommé Bourguiba Premier ministre et que ce dernier a fini par l’écarter. Bourguiba dira dans sa résidence d’assignation : « Je me suis toujours méfié des militaires, le jour où j’ai nommé un militaire premier ministre, il m’a déposé ». Ce n’est pas un hasard si les coups d’Etat pullulent dans les régimes militaires. Lui, le civil, il ne l’ignorait pas. Mais vieillesse et lucidité ne font pas bon ménage.
Dans la nuit du 7 novembre, un petit groupe d’hommes, la plupart militaires et sécuritaires, menés par Ben Ali, déposent le Président Bourguiba en invoquant sa sénilité. Ils encerclent le Palais de Carthage par des tanks et par l’armée. Ils inventent le « coup d’Etat médical ». Sept médecins sont convoqués en pleine nuit au ministère de l’Intérieur, parmi lesquels Mohamed Gueddiche, le médecin traitant de Bourguiba, sommés tous de signer un avis médical attestant l’incapacité mentale et physique du président Bourguiba qui n’était déjà plus apte à gouverner depuis au moins une décennie et qui n’avait qu’une demi-heure de lucidité par jour, aux dires de Ben Ali, qui avait du mal en tant que Premier ministre à collaborer avec lui et à lui expliquer les décisions du gouvernement. Bourguiba n’est plus Bourguiba. Il arrivait qu’il chasse un ministre qu’il a désigné la veille, il s’endormait quand il recevait des hôtes étrangers, etc.
C’est surtout la fin de Bourguiba qui est tragique. Il a exigé la révision du procès de l’islamiste Rached Ghannouchi et voulait sa condamnation à mort : « Je veux 50 têtes, je veux 30 têtes, je veux Ghannouchi », disait-il. C’est à ce moment-là que Ben Ali décide, sur la suggestion de ses collaborateurs (Habib Ammar notamment), de faire jouer l’article 57 de la Constitution qui prévoit la succession provisoire du Premier ministre en cas de vacance du pouvoir présidentiel pour décès, maladie ou incapacité. Le regretté constitutionnaliste Abdelfattah Amor l’a prédit. Il écrivait bien avant, dans son manuel de droit constitutionnel, que l’article 57 était une invitation au coup d’Etat. Ce fut fait. Ben Ali prend alors en main les destinées du pays sur la base de cet article. Il feint au début de suivre une politique d’ouverture politique, mais finit par durcir encore davantage le régime que lui a légué son mentor, en laissant sa famille et ses proches dépouiller les biens du pays et établir un système de corruption à grande échelle. Il restera 23 ans au pouvoir. Il gouvernera dictatorialement le pays sans concession jusqu’à la révolution et sa misérable fuite, le 14 janvier 2011. Après l’immobilisme de la dictature, c’est au tour du chaos de la transition de faire les frais de la ruse de l’histoire.
Coup d’Etat antiparlementaire de Saied
Bourguiba en voulait à la monarchie beylicale, Ben Ali en voulait au naufrage de la vieillesse bourguibienne, Kais Saied en voulait, lui, à la révolution, à son régime, à ses acquis, à sa culture, et notamment à son parlementarisme. La transition est agitation, le Parlement est bavardage, l’islamisme est menace, la modernité est perte de l’identité conservatrice et nationaliste, tandis que la dictature de l’ancien régime, elle, n’a pas que du mauvais. Le présidentialisme est une meilleure forme de gouvernabilité pour un peuple appauvri. C’est le bréviaire simpliste du nouvel autocrate, qui, lui, aura le mérite d’être élu démocratiquement. Différence notable avec les dictateurs précédents.
Bourguiba a fait un coup d’Etat le 25 juillet pour républicaniser le régime, puis un second coup d’Etat en se proclamant dans la Constitution Président à vie. Ben Ali a fait un coup d’Etat politique, suivi par un coup d’Etat économique ciblant les richesses du pays. Saied, lui, a fait lui aussi plusieurs coups d’Etat successifs. Il a fait un coup d’Etat contre le Parlement, en le suspendant dans un premier temps, puis en l’abolissant définitivement. Il se sentait persécuté par un Parlement islamiste qui voulait le destituer ; puis un autre coup d’Etat confisquant progressivement les pouvoirs institutionnels et même les autorités de régulation ; puis un coup d’Etat pré-constituant par le décret du 22 novembre ; puis un coup d’Etat contre la magistrature ; puis le coup d’Etat contre la Constitution, en décidant seul, et de sa propre initiative, à écarter l’ancienne Constitution de 2014 au profit d’une nouvelle Constitution sortie de sa poche, Constitution rectifiée et corrigée même par ses soins. Si bien que les coups ont fini par s’accumuler. L’homme voudrait tout refaire tout seul : le peuple, l’histoire, l’idéologie, le régime, l’économie, la Constitution, les élections, par sa nébuleuse « bina qaâidi », une sorte de soviets ou des « comités révolutionnaires » (libyens) à la tunisienne, ou plutôt à la saiedienne. Le coup de force de départ (ou le coup d’autocrate), s’est avec le temps renforcé et rigidifié, par ses effets unilatéralistes et confiscateurs, jusqu’à prendre la forme d’un véritable coup d’Etat. La révolution tunisienne aurait ainsi connu son 18 Brumaire, de l’an X tunisien, pas de l’an VIII français.
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