Les transitions arabes : Rue, Gouvernance et Géopolitique
Les transitions arabes peuvent se résumer en trois points liés les uns aux autres: la Rue, la Gouvernance et la Géopolitique.
Une Rue, parce que l’étincelle qui a rejailli sur toute la région arabe est partie de la Rue, de Sidi Bouzid, puis des rues des villages et villes de la Tunisie, jusqu’à atteindre le Proche-Orient. Une Gouvernance, parce que les transitions arabes ont bien mis en évidence les difficultés des pays « contaminés », paralysés par des décennies d’autoritarisme et de pesanteurs traditionnelles, à changer rapidement la philosophie et les modes de gouvernement et à emprunter les procédés pouvant s’emboiter et s’adapter avec la nouvelle philosophie démocratique. Une Géopolitique, parce que le « printemps arabe », aussi peu printanier pour la plupart de ses initiateurs, a redessiné d’emblée une nouvelle carte politique dans la région, fait valoir de nouvelles stratégies contradictoires et confuses, tant occidentales qu’arabes, et posé une nouvelle géopolitique, aggravée par l’essaimage de groupes jihadistes.
D’abord la Rue
Beaucoup d’acteurs ont participé au processus de transition arabe : les jeunes, les partis, les syndicats, les femmes, l’armée, les islamistes, les médias, les avocats, les rebelles, et même les mercenaires et les terroristes. Mais, la Rue, sans doute source des révolutions arabes, est un de ses acteurs essentiels, tant en Tunisie qu’en Egypte ou en Libye. Cette Rue représente la société civile ou l’opinion en action. Mais elle peut aussi être envahie par des rebelles. Elle a au début magiquement rassemblé l’ensemble des catégories sociales de ces pays. Ce sont surtout les forces laïques (politiques, professionnelles, sociales ou associatives), qui étaient au premier rang.
Une fois que les premières élections démocratiques ont pu avoir lieu, la Rue a aussitôt été court-circuitée par les mouvements islamistes qui ont obtenu la majorité, notamment en Tunisie et en Egypte. La Libye mise à part, où les islamistes ont été battus aux élections par les partis laïcs libéraux. Durant cette phase, les islamistes se sont opposés à la société civile, à l’opposition, et aux militaires. La révolution civile a, dans l’imaginaire islamiste, peu d’effet au regard de la volonté de Dieu.
Ayant cessé d’avoir confiance en les islamistes au pouvoir, qui ont commis un « détournement », légal ou de fait, de la Révolution, la Rue n’a plus cessé de manifester contre eux. Les médias et les réseaux sociaux n’ont pas manqué aussi de faire un large écho aux mouvements de foule de la Rue, et de participer à l’agitation collective.
Ensuite la gouvernance
Les transitions arabes ont souvent pataugé dans la mal-gouvernance et dans la corruption. Certains pays connaissent un processus plus ou moins pacifique (Tunisie), d’autres ont opté pour la énième fois pour une solution militaire (Egypte), d’autres se sont enfoncés dans la confusion politique et dans le terrorisme (Libye), d’autres se sont carrément autodétruits par la guerre (Syrie). Tous traversaient à des degrés différents crise de gouvernabilité après une autre. La gouvernance de la transition qu’ils ont tenté, avec les moyens du bord, de mettre en place est une nouvelle expérience, complexe et risquée pour eux. Ils sont appelés à surmonter des défis multiples, qui sont d’un coup remontés à la surface après une hibernation d’un demi-siècle. La plupart d’entre eux, en butte à des résistances internes, internationales et géopolitiques, n’y sont pas encore arrivés.
Après le désordre de la transition tunisienne, les dérives, le laxisme et les lacunes politiques de la majorité islamiste, tant à l’ANC qu’au gouvernement, une mise en ordre de la gestion de l’Etat s’est imposée à l’évidence. La question relative à la gouvernance au sein de l’Etat se pose encore avec insistance aujourd’hui, tant pour redresser la situation politique, économique, sociale, sécuritaire du pays que pour stabiliser la nouvelle démocratie et lutter contre la corruption. Une révolution méthodologique et pédagogique dans le gouvernement de l’Etat est sans doute nécessaire dans la phase actuelle, d’autant plus que les gouvernements de ces pays restent incompris par des populations économiquement désespérées, légitimement impatientes.
Enfin, la géopolitique
Dans ces pays en transition, notamment en Tunisie, Egypte et Libye, les soulèvements populaires ont abouti au renversement des régimes dictatoriaux en place. Un renversement qui a ouvert la porte à l’incertitude, et suscité aussitôt les intérêts géopolitiques des puissances. En Egypte, un régime militaire a chassé un autre. En Syrie, la révolte populaire pacifique s’est transformée en une guerre civile violente et longue. Un bras de fer diplomatique en est résulté, dont l’issue semble aujourd’hui catastrophique et hasardeuse pour toutes les parties. Le dictateur, soutenu par la Russie, n’est pas encore tombé.
Dans la région arabe en transition, le jeu des puissances étrangères, mondiales et régionales est loin d’être absent. Au contraire, il a été, et est encore, bien présent. Dès 2011, les puissances occidentales, les Etats-Unis d’Amérique, l’Union européenne et les institutions de l’ONU ont soutenu les révoltes arabes, ainsi que les transitions qu’elles ont engendrées. Ce soutien, essentiellement politique, diplomatique et économique, a pu aussi être sécuritaire (Tunisie) et militaire (Libye). L’engagement des Etats-Unis et de l’Union européenne s’explique bien entendu par leurs intérêts et objectifs stratégiques respectifs dans la région (sécuritaires, énergétiques, économiques, …). Des Etats de la région, notamment alliés des Etats-Unis, tels que le Qatar et la Turquie, sont aussi intervenus à des degrés divers dans ces révoltes et ces transitions. Ces derniers Etats cherchaient à soutenir la mouvance des Frères musulmans, de la Tunisie à la Syrie. L’Arabie saoudite, pourtant allié régional traditionnel des Etats-Unis, a d’abord vu son rôle se rétrécir en raison de sa rivalité avec son voisin le Qatar, de sa défiance vis-à-vis de la montée des Frères musulmans et de son soutien aux mouvances politiques inspirées du wahhabisme. Dans un second temps, son rôle a été plus ostensible dans le soutien aux franges rebelles d’obédience wahhabite en Syrie.
La crise syrienne, véritable pierre d’achoppement à l’effet domino révolutionnaire déclenché dans la région, a cristallisé les enjeux stratégiques qui sous-tendent le « Printemps arabe », et a démêlé les positionnements, les alliances et les rivalités de ses acteurs et protagonistes. La Russie, qui semble en quête d’une nouvelle posture de puissance mondiale, est devenue le principal appui au régime syrien d’Al Assad. Cette orientation est aussi, dans de proportions différentes, celle de l’Iran et de la Chine.
La chute rapide du régime des Frères musulmans en Egypte a eu des répercussions non négligeables sur la carte géopolitique de la région. Le nouveau régime égyptien, dominé par l’establishment militaire, a très vite connu des remous et des tensions avec les Etats-Unis d’Amérique. Il a pris ses distances avec le Qatar et la Turquie, alliés des Etats-Unis, à la faveur d’un rapprochement sensible avec l’Arabie saoudite, certains pays du Golfe et la Russie. L’islam politique, incarné notamment par les Frères musulmans ressort de cet épisode affaibli. Sa capacité à gouverner, sa viabilité, la portée de sa solubilité démocratique et ses liens ambigus avec le terrorisme reviennent au centre des questionnements. L’avenir politique de l’organisation mondiale des Frères Musulmans suscite la controverse. L’échec du gouvernement dominé par le Mouvement Ennahdha en Tunisie pendant les trois premières années de transition, l’offensive actuelle menée contre les islamistes radicaux par l’Armée nationale en Libye, ainsi que la contestation populaire du parti islamiste AKP en Turquie ne semblent pas sans lien avec cette tendance de remise en cause critique de l’Islam politique, qui durant la transition arabe, s’est à la fois renforcé et affaibli, selon les pays et selon la conjoncture.
Hatem M’rad