Point de vue. Les jeunes tunisiens préfèrent l’autoritarisme
Une enquête récemment publiée donne des indications étonnantes sur la tendance des jeunes tunisiens à préférer le pouvoir fort.
Sous prétexte que les jeunes tunisiens soient grandement déçus par la révolution, sur laquelle ils ont fondé beaucoup d’espoirs, ainsi que par les errements de la transition démocratique, ils penchent désormais, sans doute pour y remédier, vers le pouvoir fort, l’autorité d’un homme au pouvoir, alors même qu’ils étaient à l’avant-garde de l’action qui a provoqué la chute d’un dictateur en 2011. Voilà ce qui vient de montrer une enquête réalisée par le sociologue Imed Melliti, « Les jeunes en Tunisie », soutenue par la fondation allemande Friedrich Ebert. L’enquête qui s’est étalée de septembre à novembre 2021 et publiée en 2003, a pris pour base 1 002 jeunes de 16 à 30 ans (de sexe masculin et féminin), pris à la fois dans les zones urbaines et dans les zones rurales.
Il est important de noter que 83% de ces 1 002 jeunes (des deux sexes) déclarent ne pas s’intéresser à la politique. Le désintérêt est absolu pour certains d’entre eux. Ce résultat confirme les études et enquêtes antérieures qui ont mis en avant l’apathie des jeunes en matière politique, et notamment leur refus d’adhérer aux partis politiques. Ils préfèrent emprunter des voies non traditionnelles de la politique, comme le travail collectif ou associatif. D’ailleurs, le nombre de jeunes qui souhaitent participer aux élections et voter a baissé de 14% entre 2016 et 2021, il est de l’ordre de 19% dans les grandes villes.
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Le peu de confiance des jeunes dans l’action politique s’explique par la corruption qui y règne. Près de la moitié de ces jeunes (48%) considèrent que la situation politique s’est manifestement dégradée ces dernières années; 16% d’entre eux seulement voient qu’elle s’est améliorée. Pire encore, ce sont les jeunes du monde rural (68%) qui critiquent le plus l’évolution politique négative du pays. Outre les inégalités régionales, ces derniers critiquent les institutions politiques produites par la révolution. Dans tous les cas de figure, la révolution n’a apporté rien de nouveau pour les jeunes : crises politiques successives, incompétence gouvernementale, scandale de l’achat des voix, les changements rapides des positions politiques des partis sans conviction, le tourisme parlementaire, scènes de violence au sein du parlement. Tout y passe.
L’enquête fait un constat classique, courant en science politique, selon lequel l’intérêt pour la politique augmente avec l’âge et le niveau scolaire et universitaire. Il atteint 18% dans la tranche d’âge de 26-30 ans alors qu’il est de 12% pour la tranche d’âge de 16-20 ans. Ainsi, 21% des jeunes ayant des diplômes supérieurs déclarent s’intéresser un peu ou beaucoup à la politique contre 8% seulement pour les jeunes ayant un moindre niveau scolaire. Les garçons (19%) déclarent s’intéresser davantage à la politique que les filles (15%). Là aussi, il s’agit d’une constante sociologique dans les différents pays. En revanche, cet intérêt pour la politique reflète grandement le niveau de vie : 14% seulement des jeunes des zones défavorisées s’intéressent à la politique (un peu ou beaucoup) contre 19% dans les milieux aisés.
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D’où les jeunes puisent-ils les informations sur la politique, puisqu’ils ne lisent pas beaucoup de journaux ou revues ? Entre 2016 et 2021, comme aujourd’hui encore, c’est la télévision qui constitue la source principale de leur information (de 30% d’entre eux). Quoique, chose néfaste à la vie citoyenne, 84% des jeunes interrogés ne cherchent même pas à accéder à l’information politique.
Ce qui semble remarquable dans cette enquête, c’est la question de la position des jeunes sur le régime politique souhaité ou rejeté. Deux considérations méritent ici d’être signalées : d’abord leur insistance sur la nécessité d’un homme fort pour gouverner le pays, 41% des réponses, une augmentation de 18 points par rapport à l’année 2016 ; et ensuite l’augmentation des réponses défavorables au régime démocratique, 23% seulement des jeunes y sont favorables. Un déclin de 29 points par rapport à 2016. Un constat qui s’accentue dans les petites villes, où 54% des répondants sont favorables à la domination politique d’un homme fort sur le pays. En revanche, les régimes politiques à caractère idéologique affirmé, idéologique ou socialiste, n’inspirent pas confiance aux jeunes : 3% seulement des jeunes sont favorables à un régime islamiste fondé sur la charia, et 2% seulement soutiennent un régime socialiste.
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En conséquence du rejet de la politique et de la classe politique, on remarque que les institutions qui ont la confiance des jeunes sont l’armée (55%), en tant qu’institution souveraine, et la famille (88%), par les liens fondamentaux qu’elle parvient à tisser. Des liens familiaux qui se renforcent dans les zones rurales où les liens collectifs, ethniques et tribaux sont plus importants qu’ailleurs.
La question qui se pose à la suite de cette enquête, aussi intéressante par ses informations qu’étonnante par ses résultats, est ce désintérêt manifeste des jeunes tunisiens depuis quelques années (dont certains aspects ont déjà été constatés dans les études d’opinion successives) pour la révolution et pour la démocratie, et leur attirance pour le pouvoir fort. Visiblement, les jeunes tunisiens ne semblent pas prêts à faire l’apprentissage de la démocratie et de la liberté. Ils préfèrent qu’elles leur soient servies sur un plateau d’argent, comme un don du ciel. On peut se demander s’il y a un pays dans l’histoire lointaine ou contemporaine qui s’est engagé sans difficulté dans la voie démocratique ? Dans la Grèce antique, la démocratie est née suite aux révoltes des pauvres contre l’injustice et les classes privilégiées. Dans certains pays modernes, la démocratie a été l’« œuvre » d’une guerre civile, dans d’autres d’une transition chaotique ou plus ou moins agitée. Mais, de transition démocratique pacifique, fluide et consensuelle, voire harmonieuse, il n’y en a jamais eu (ni en Afrique du Sud, ni en Espagne, ni en Europe de l’Est).
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Est-ce que le problème se rapporte au déficit de culture politique et démocratique ou aux présupposés culturels et aspects mentaux des peuples arabes, toujours admiratifs des héros, zaïms et enclins au culte de la personnalité, reflet des choix virils du pouvoir et de l’autorité, nostalgiques des califes ancestraux. Les jeunes du monde sont d’habitude pourtant des catégories rebelles, réfractaires, voire par essence révolutionnaires, sceptiques à l’égard de toute forme de pouvoir, autoritaire ou démocratique. Pas les jeunes tunisiens, admiratifs déjà des pouvoirs forts étrangers, comme Al-Sissi en Egypte, Bachar autrefois en Syrie, Poutine en Russie ou même Erdogan, et même des populistes et des extrémistes de droite. Quelle est alors la différence entre les jeunes instruits et les jeunes non instruits ou analphabètes si leur orientation politique est la même ? Comment expliquer que les jeunes tunisiens étaient, sous la dictature de Ben Ali et de Bourguiba, pouvoirs forts par excellence, à la recherche de régimes démocratiques nourrissant leurs espoirs déçus par la dictature ? Et inversement, comment expliquer que sous une transition démocratique instable, issue d’une révolution « de dignité », ils aspirent à revenir à l’autoritarisme d’antan ? Logique fluctuante ou instabilité des jeunes. Autrefois, sous la dictature, les jeunes étaient avides de faire l’apprentissage de la démocratie et ne voulaient pas que les pouvoirs puissent s’en réclamer seulement à titre officiel et formel. Aujourd’hui, ils n’acceptent même plus l’idée d’apprentissage de la démocratie, sans doute trop futile. Les jeunes sont-ils conscients que le pouvoir fort appellera de proche en proche un pouvoir encore plus fort, tendra à grignoter leur liberté, à épuiser leurs garanties, et à confisquer toujours plus de pouvoirs, prix un peu élevé de la quête de héros aventuriers et du dilettantisme citoyen? Comme le dit la maxime, « la liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas ». Une évidence à expliquer à nos jeunes.
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Nos jeunes savent-ils encore que les sociétés ont tendance à s’autoréguler spontanément et progressivement à partir de leurs désarticulations sociales et incohérences politiques, ou à partir de leurs maux politiques, et que l’homogénéité nationale que l’homme fort est appelé à imposer d’autorité, est plutôt le produit de la réduction de l’hétérogénéité sociale par le droit, la liberté, l’éducation et le développement économique. Sans baguette magique. La prudence et la méfiance des citoyens vis-à-vis du « pouvoir fort » ne sont jamais acquises. On doit les entretenir pour acquérir droit de cité, même dans la douleur politique. Nos jeunes en sont-ils conscients ?